Compte rendu : séminaire Numapresse « écriture cinématographique » (14 mai 2018)

Compte rendu : séminaire Numapresse « écriture cinématographique » (14 mai 2018)

Reconnaissance automatisée du journalisme de cinéma : Pour une médiapoétique de la rubrique cinématographique

[Ce compte rendu synthétise la présentation de Pierre-Carl Langlais lors du séminaire du 14 mai 2018 portant sur l’écriture cinématographique.]

Le Cinéma et la presse (1961), co-signé par l’un des premiers critiques de cinéma français, René Jeanne (du Petit Journal), propose une hypothèse stimulante bien qu’incertaine : l’avènement du cinéma a entraîné la plus grande mutation du journal depuis le double marché d’Émile de Girardin. En effet, le cinéma, en tant que média d’information, redéfinit la notion même de presse et entraîne un remodelage des rubriques. À partir des années 1990, florissent de nombreuses études (La Critique de cinéma en France, L’Avant-garde cinématographique en France dans les années vingt, Le Cinéma et ses métiers etc) en réaction aux transformations de l’écosystème médiatique. En effet, ces ouvrages, qui font état d’un sentiment de crise partagé, interrogent l’avenir de la forme et du statut de la critique de cinéma. La monographie de Pascal Manuel Heu, centrée sur la figure d’Émile Vuillermoz (Le Temps du cinéma. Emile Vuillermoz père de la critique cinématographique, L’Harmattan, 2003), se démarque quelque peu de ces textes car elle propose l’ébauche d’une poétique de la critique cinématographique (en étudiant notamment la création de néologismes, les concepts nouveaux ou encore la poétique de l’anticipation que l’on retrouve dans les critiques). Toutes ces publications s’accompagnent d’un intérêt croissant pour les archives « non-film”[1] (qui embrasse toute la presse mais s’étend aussi bien au-delà). Enfin, Richard Abel, auteur d’une anthologie en deux volumes des premières critiques de cinéma en France (French Film Theory and Criticism. A History Anthology 1907-1939, Princeton, 1993), propose une nouvelle approche : son texte le plus important, Menus for Movieland (2015) s’appuie sur une exploitation à grande échelle d’archives numérisées (Chronicling america) afin de démontrer que la presse est un « partenaire culturel » du cinéma.

Il apparaît ainsi qu’en France, la plupart des recherches se focalisent sur la “critique de cinéma”, laissant de côté d’autres formes qui contribuent pourtant fortement à l’émergence de la rubrique cinématographique. Si les grandes étapes de l’introduction du cinéma dans la presse sont bien identifiées, les transformations progressives sont quant à elles moins étudiées. L’approche poétique, mobilisée dans le cadre de recherches monographiques (Vuillermoz), ne fait pas encore l’objet d’une étude à grande échelle tandis que les corpus numérisés sont surtout utilisés dans le cadre plus large des archives « non-film » (où la presse n’est pas vraiment prioritaire). En définitive, comme le note Pascal Heu, “c’est toute l’histoire de la critique cinématographique d’avant la Libération des années trente et quarante, qu’il conviendrait de reprendre de façon méthodique” (Emile Vuillermoz, Le Temps du cinéma, p. 215).

À l’aide des nouveaux outils de reconnaissance et de classification automatisées des genres journalistiques, nous tenterons de définir l’émergence de la rubrique cinéma et plus généralement de l’écriture cinématographique (1900-1914), puis nous examinerons les formes et la structure de la page cinéma (1927-1932), notamment dans le journal Le Matin.

S’appuyant sur une lecture distante d’archives numérisées (mises à disposition par la BNF), le projet Numapresse tente d’établir des modèles de classification automatisée susceptibles d’aboutir à une sorte de “portrait-robot” des genres à partir des termes qui les connotent le plus.

Cette modélisation nous permet d’analyser la répartition des genres sur de longues périodes et ainsi de mettre en lumière les récurrences et les ruptures. Dans le cas particulier du cinéma, le modèle met en évidence la nature “cyclique” des articles à l’échelle d’un mois et même d’une année, notamment avec la publication de “la page de cinéma” le vendredi dans le journal Le Matin. Ce rythme de publication intervient sur le fond d’un accroissement général de la place accordée au cinéma dans la presse.

 

L’émergence d’une rubrique

Ces outils de classification nous permettent également d’observer l’émergence du cinéma dans la presse. Si le cinéma en tant que “sujet” journalistique s’impose sous l’effet de “médiatisations” soudaines puis fait l’objet d’un traitement récurrent après 1910, il faut attendre 1913 pour observer l’apparition régulière de formes journalistiques reconnues comme du “journalisme de cinéma ». En effet, le critère n’est pas seulement de parler de cinéma mais de ressembler à ce que sera la rubrique cinéma des années 1920 et 1930. Parmi les erreurs de classification commises par les outils, les textes de théâtre mais surtout les faits divers et le roman-feuilleton (qui peuvent s’apparenter à de futurs synopsis de films) sont assimilés à du cinéma. Par ailleurs, le 28 novembre 1913 (peu après l’initiative du Journal qui crée une rubrique cinématographique le 17 octobre), Le Matin introduit sa “Semaine au cinéma” au format feuilleton, emplacement qui n’est pas anodin étant donné les liens établis par le modèle pour la période 1913-1914.

Jusqu’à l’avènement d’un espace spécialisé, l’évocation du cinéma se fait essentiellement dans la rubrique des théâtres et la « liste des spectacles ». Comme aux États-Unis, le journal joue d’abord le rôle d’un « menu » intégrant le cinéma dans le panorama des activités culturelles. Le développement de cette rubrique cinéma à partir de 1912 occasionne la chute de la publication de listes de spectacles de théâtre qui occupaient auparavant cet espace journalistique. Une analyse comparée des textes de cinéma du Matin et du Petit Parisien entre 1910 et 1914 montre également un taux de viralité très élevé avec la republication de plus de 1000 textes d’un journal à l’autre : ces reprises concernent bien sûr la publicité mais aussi un certain nombre de textes prêts à l’emploi rédigés pour être resservis dans plusieurs journaux à la demande de l’industrie cinématographique. Ce phénomène de reprise touche également les éditoriaux de la “semaine au cinéma”. D’après Abel (Menus for Movieland), c’est cette construction virale qui provoque la dissémination très rapide de la rubrique cinématographique dans la culture populaire. 

     Le Petit Parisien, 30 janvier 1914                                     Le Matin, 27 février 1914

 

Formes et structures de la page cinéma (1927-1932)

L’histoire du supplément cinéma est une histoire heurtée : alors qu’il se stabilise sur la page 4 de 1913 à 1929 (concurrencée par la page 5 entre 1922 et 1926), il investit un espace journalistique plus large en 1929 et notamment la page 6. Ce n’est qu’à partir du 14 octobre 1927 que la page cinéma s’installe définitivement. Malgré l’effet de concentration fort sur la rubrique mensuelle, des formats hybrides persistent dans l’ensemble du journal. Le 1er juin 1928 par exemple, paraît une enquête en première page du Matin sur le « cinéma outre-rhin » (« Les ruines de Métropolis »).

Il paraît également intéressant d’observer les noms de personnes mentionnés dans la page cinéma, notamment grâce à la reconnaissance des entités nommées (entity fishing). Cet outil peut nous permettre de constituer un palmarès des personnalités les plus citées dans la page cinéma du Matin de 1928 et 1929 et de mesurer l’évolution de leur popularité : alors que certaines figures émergent, d’autres passent au second plan. Le passage du cinéma muet au cinéma parlant change le régime esthétique du cinéma.

La starification peut également être analysée grâce à l’image. En effet, la classification d’images a fait d’importants progrès ces dernières années, notamment avec le développement des modèles neuronaux. Néanmoins, les modèles existants (Imagenet) restent pensés pour des usages contemporains, en particulier pour les moteurs de recherche d’images.

Une approche empruntée au projet SIAMESE nous permet de récupérer des éléments de reconnaissance d’images plus large en prenant l’avant-dernier vecteur généré par le réseau de neurones. Le réseau de neurones reconnaît particulièrement bien les structures éditoriales régulières comme c’est par exemple le cas des portraits en médaillon, qui connaissent un succès important avant de disparaître après janvier 1929. L’outil de reconnaissance des images repère également la « similarité » liée au sujet représenté.

Il apparaît ainsi que les premières rubriques cinéma se généralisent sous l’effet d’une syndicalisation des contenus, dont on peut évaluer l’ampleur avec les techniques de détection de la viralité. Par ailleurs, le projet de création d’un allo-ciné vintage nous permettrait de réidentifier les films critiqués à partir des noms des acteurs mentionnés. Enfin, il pourrait être intéressant de croiser poétique de l’image et du texte, notamment sur un corpus de novelisation en feuilleton à partir de films.

[1] Documents relatifs à la création et à la diffusion d’une œuvre cinématographique facilitant la reconstruction du film et la compréhension du parcours de sa production.

 

 

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