Le 13 mars dernier s’est tenu à l’université Paul Valéry Montpellier 3 une journée d’étude consacrée à l’écriture cinématographique dans la presse du premier XXe siècle, dans le cadre de l’ANR Numapresse dont l’un des objectifs est l’étude de corpus de presse numérisée grâce à des outils de classification automatisée. Les intervenants ont étudié de nombreux textes de critique cinématographique dans la presse quotidienne, notamment grâce à l’explorateur élaboré par Pierre-Carl Langlais sur Le Matin et Le Petit Parisien. D’autres outils ont également été mobilisés, comme ceux proposés par les moteurs de recherche du site Retronews (BNF). L’objectif de cette journée d’étude était l’analyse du discours cinématographique dans la presse généraliste ou spécialisée, en mobilisant les outils des humanités numériques, afin d’étudier l’influence du métadiscours cinématographique sur la poétique générale de presse, jusqu’à l’organisation des rubriques et de leurs illustrations.
Cette journée était organisée en collaboration avec des spécialistes du cinéma comme André Gaudreault ou Laurent Le Forestier.
Les conférences ont été intégralement filmées et sont disponibles sur la chaîne Youtube Numapresse. (Réalisation, montage : Kevin Pelladeaud).
Après une courte introduction de Marie-Ève Thérenty et Pierre-Carl Langlais rappelant les objectifs généraux du programme Numapresse, Nejma Omari (UPVM, RIRRA 21) a ouvert cette journée avec sa communication intitulée Les échos du cinéma : reprise et circulation de textes cinématographiques dans la presse du début du XXe siècle.
Cette présentation avait pour but d’étudier sur la période 1907-1914 la reprise de plusieurs textes de nature cinématographique dans Le Matin et Le Petit Parisien – c’est-à-dire dans la presse généraliste, et non spécialisée – afin d’élaborer une archéologie du genre de la critique cinématographique. Combien d’articles sont publiés d’un journal à l’autre ? Existe-t-il des textes « viraux » et quelle est leur nature ? Quel est le rôle de la viralité dans ces quotidiens ? Les outils de Pierre-Carl Langlais ont été utilisés par Nejma Omari : des blocs de textes ont été isolés de façon automatique, permettant l’étude croisée de plusieurs journaux et ainsi révéler des phénomènes de republications qui seraient restés invisibles sans l’utilisation de ces outils. L’étude de ce corpus test a montré l’omniprésence de la réclame et c’est cette pratique publicitaire qui a été principalement étudiée, notamment celle des magasins Dufayel.
André Gaudreault (Université de Montréal), qui a reçu le 14 mars dernier le titre de docteur honoris causa, nous a fait l’honneur de sa présence et a présenté une communication intitulée L’obsession linguistique des années vingt et trente à propos du septième des arts :
Après avoir résumé la difficulté actuelle à définir le mot cinéma et le concept auquel ce terme renvoie, André Gaudreault a montré comment l’art cinématographique s’est accompagné dès ses débuts d’une réflexion approfondie sur le nom à donner à ce nouveau média. Cette obsession linguistique – c’est-à-dire une tendance de la critique cinématographique à multiplier les définitions et le vocabulaire technique pour désigner ce qu’est le cinéma – a fait l’objet d’une étude plus précise dans les années 20 et 30. Les outils mis au point par Pierre-Carl Langlais ont permis d’extraire automatiquement les nombreux articles qui font du vocabulaire du cinéma leur sujet principal. Une « querelle de langage » autour du cinéma apparaît au fil de cette étude et se développe dans de nombreux articles, à l’image du Vocabulaire du cinéma de mars 1922. C’est dans le cadre de cet article qu’un certain J.Goelgheluck, critique en apparence inconnu, a participé au débat d’époque sur le vocabulaire du cinéma : cette personne a fait l’objet d’une enquête plus approfondie, et il s’est finalement avéré que ce critique n’était autre que Jean Mitry. La communication s’est achevée sur une étude de la diffusion du mot cinéma, importé du français vers le monde anglo-saxon dès 1912, alors que cette industrie possédait déjà un vocabulaire cinématographique très élaboré.
Amélie Chabrier (Unîmes, RIRRA 21), dans sa présentation intitulée « Un baiser de six mètres soixante-quinze » : technique cinématographique en mots et en images dans la presse d’entre-deux-guerres, s’est également intéressée au vocabulaire du cinéma, à ses termes techniques plus précisément. Voici sa communication :
Amélie Chabrier explore ici les mots utilisés pour représenter le cinéma. Quels sont les stéréotypes associés à ce nouveau média ? Dans quelle mesure l’imaginaire du cinéma imprègne peu à peu l’ensemble de la presse et les représentations collectives?
L’étude de différents journaux – notamment Le Matin, Le Petit parisien et surtout Détectives – montre l’omniprésence dans les colonnes de presse du vocabulaire technique lié à l’industrie cinématographique. Cet imaginaire technique affecte tout d’abord le vocabulaire utilisé pour parler des films eux-mêmes, mêlant intimement la narration à son support technique : ainsi le « baiser de six mètres soixante-quinze » en vient à désigner une action stéréotypée associée à des techniques cinématographiques standardisées, et la « dernière bobine » permet d’évoquer le dénouement de l’intrigue. Le cinéma, emblème de la modernité technique aux côtés de l’aviation, se dote d’une série de mots techniques qui se diffusent dans la presse comme « objectif » ou « spotlight ».
Comme le démontre Amélie Chabrier, cet imaginaire technique affecte également en profondeur l’organisation visuelle des rubriques dans la presse et l’écriture des articles : c’est ainsi que la bobine et la pellicule, qui structurent régulièrement la composition visuelle du journal Detective, deviennent des éléments de mise en page, non seulement dans les articles cinématographiques, mais aussi dans les articles hebdomadaires, politiques ou judiciaires. Le cinéma devient un stéréotype poétique permettant à la presse de mettre en page, visuellement, les intrigues judiciaires et politiques du temps. D’autres motifs inspirés du cinéma circulent dans la presse générale, comme ceux du médaillon, des poses cinématographiques ou encore des grosses têtes.
Le vocabulaire cinématographique, affectant en profondeur le journal et sa mise en page, se révèle alors être un emblème précis des phénomènes de culture transmédiatique à cette époque.
Pierre-Carl Langlais (UPVM, RIRRA 21), dont les outils de classification automatisée ont été abondamment utilisés par tous les chercheurs au cours de cette journée d’étude, a proposé une communication attentive à la composition visuelle des journaux, intitulée : Vers une médiapoétique de l’image : les illustrations du Matin au prisme du deep learning. Voici son intervention en intégralité :
Pierre-Carl s’est servi des outils de classification automatisée pour analyser la nature et la place des images liées au cinéma dans le journal Le Matin. L’objectif était de dresser une cartographie poétique de l’image de cinéma dans ce journal pour ensuite l’étendre et la comparer à d’autres journaux et d’autres époques.
Existe-t-il un « genre » d’images pour représenter le cinéma ? Si oui, où apparaissent ces images dans la construction du journal ?
Grâce à des outils inspirés du deep learning – c’est-à-dire un repérage automatique de formes, dont se sert par exemple Google pour proposer des « images similaires » dans leur moteur de recherche – de grandes tendances de l’image du cinéma ont pu être repérées : c’est le cas des images en médaillon omniprésentes dans les colonnes, représentant des acteurs ou des actrices, qui ont été classées et étudiées automatiquement, ou encore des autographes et des scènes de film. Ces images apparaissent à des endroits précis, le plus souvent en page 1 et 4, aux côtés d’images d’autre nature, comme celles représentant le sport. La page 4 s’impose alors comme la page illustrée par excellence du journal, que cette image représente le cinéma ou non. Il est alors possible de repérer les évolutions de la place et de la nature des images dans le temps (années 20, années 30 etc) et comparer les journaux entre eux.
Ces classifications automatisées pourraient toutefois être plus ambitieuses selon Pierre-Carl Langlais. En effet, s’il est possible de cartographier l’image cinématographique de presse de façon automatique, peut-être est-il possible, en élargissant le spectre, d’aboutir à une poétique générale de l’image de presse, en étudiant les différentes formes spécifiques à chaque genre, leur évolution dans le temps et leurs différences selon les supports de publication.
Laurent Le Forestier (UNIL) a souhaité explorer quant à lui la presse sur le cinéma à travers une personnalité plus précise : le critique Raymond Berner. Son intervention, intitulée Sur une certaine tendance de la critique cinématographique dans les années 20 : penser le quotidien du cinéma avec Raymond Berner, avait pour objectif d’étudier davantage ce critique méconnu tout en le situant dans son contexte de production médiatique. Vous pouvez retrouver ici sa communication :
Après avoir rappelé l’importance fondamentale de la presse quant à la circulation des discours et des motifs, Laurent Le Forestier s’est intéressé à la critique de Raymond Berner, un « cas d’espèce » pour étudier un discours cinématographique commun à la presse cinématographique de cette époque. Malgré les renouveaux des études autour de la critique des années 30, les chercheurs s’intéressent peu à ce critique qui fut notamment chroniqueur dans Le Matin. Si les articles qu’il a produits – que l’on peut retrouver grâce aux outils Numapresse – semblent a priori décevant car limités sur le plan de l’analyse technique, son écriture s’avère toutefois révélatrice d’une certaine moyenne critique du temps.
Quelle est la spécificité de la critique cinématographique, à la lueur des travaux de Raymond Berner? Peut-être vaudrait-il mieux distinguer une critique du cinéma et une critique cinématographique, pour les années 20. Selon Laurent le Forester, ces deux discours critiques bien distincts peuvent s’articuler de trois manières différentes : soit les deux sont séparés, soit la critique du cinéma est un soubassement à la critique de films, soit la critique de films est un moyen d’aboutir à la critique du cinéma. Raymond Berner relèverait peut-être, quant à lui, de la première articulation, puisqu’il propose une séparation entre le discours critique sur le cinéma et la critique de films, au début des années 20 notamment.
Pour travailler sur la critique de cette époque, il faudrait alors, selon Laurent Le Forestier, accepter plusieurs présupposés et surmonter différents problèmes. Premièrement, il faudrait accepter le fait que la critique du cinéma soit, à cette époque, plus importante que la critique de films. Deuxièmement, ces critiques s’inscrivent le plus souvent dans une historicité dont il faut tenir compte pour produire des analyses justes et non téléologiques. Enfin, il faudrait réussir dans l’idéal à distinguer le discours du temps et les spécificités propres au Berner critique.
Les humanités numériques, dans cette étude, seraient à la fois un obstacle et une qualité : en effet, si la classification automatisée permet de repérer du vocabulaire récurrent, encore faut-il connaître les mots du cinéma utilisés à une époque donnée. Or ceux-ci évoluent avec le temps. Le cas du montage est emblématique : déjà théorisé et pensé à l’époque, notamment par Berner, le terme même de montage n’apparaît ni dans sa pensée ni dans la presse – on lui préfère souvent le terme de découpage. Selon Laurent Le Forestier, cet exemple est révélateur des écarts de représentation qui existent entre cette période et la nôtre.
Les années 20 sont en effet une période charnière où se fixent des idées et des pratiques, à travers un renouvellement du vocabulaire cinématographique qui a été étudié tout au long de cette journée d’étude. Elles témoignent, à travers un exemple comme Raymond Berner, des évolutions de la critique cinématographique déroutantes pour le spectateur moderne, à l’image de cette séparation entre critique du cinéma et critique de films.
Yoan Vérilhac (Unîmes, RIRRA 21) s’est intéressé quant à lui aux phénomènes de circulation entre poésie et critique cinématographique dans son intervention Éclatement médiatique de la littérature et poésie du cinéma. Voici sa communication dans son intégralité :
Dans cette conférence, Yoan Vérilhac a étudié l’usage du mot poésie au sein des discours critiques, à l’heure où le cinéma devient le phénomène culturel majeur du début XXe siècle. Quelle est alors la situation du littéraire dans les commentaires du cinéma à cette période, après plusieurs décennies de roman-feuilleton largement diffusés dans la presse? Cette étude s’est accompagnée d’une étude de cas, permise grâce aux outils proposés par Pierre-Carl Langlais, à savoir l’usage du mot poésie dans la rubrique cinéma du journal Le Matin. En quoi le cinéma peut-il être de la poésie ? L’analyse des occurrences révèle comment ce terme et le concept même de poésie sont devenus des réalités transmédiatiques, appliquées à des supports variés qui ne sont plus uniquement littéraires. Que désigne alors le mot poésie lorsqu’il est appliqué au cinéma? Comment cet usage permet-il de comprendre l’évolution des formes littéraires ?
Dans les discours cinématographiques du Matin, le vocabulaire littéraire utilisé repose principalement sur deux mots, l’aventure et la poésie, termes empruntés au littéraire et appliqués aux réalités cinématographiques naissantes. Ces emprunts sont, selon Yoan Vérilhac, des preuves de continuités transmédiatiques. Dans Le Matin, le mot poésie est pourtant peu utilisé pour désigner un art constitué en tant que tel. Il est surtout employé dans ses usages stéréotypés et désigne : des fictions à rythme lent, une présence du sujet lyrique, le pittoresque et les paysages, l’émotion et les qualités féminines, le mystère ou le fantastique, et enfin l’enfance. L’étude de l’adaptation du Jocelyn de Lamartine, objet d’une critique de la part Vuillermoz, permet de constater ces quelques connotations typiques attribuées au mot poésie : la lenteur du propos, l’expression des sentiments, l’émotion de façon générale.
Ainsi l’usage de ce terme, « dispersé » par ses connotations sur d’autres réalités médiatiques, montre-t-il l’évolution de la notion-même de poésie, devenue une caractéristique transmédiatique encore sous-estimée, à l’heure où cette forme d’art, qui s’autonomise à la fin du XIXe siècle, semble paradoxalement se refermer sur des formes esthétiques bien connues par la critique littéraire.
Paul Aron, professeur de littérature et de théorie littéraire à l’Université libre de Bruxelles (ULB), et Directeur de recherche au Fonds National de la Recherche Scientifique (FNRS), est un spécialiste des relations entre les arts, la presse et la littérature. Son intervention explore les possibilités offertes par les outils Numapresse en questionnant leur capacité à offrir de nouveaux matériaux pour les chercheurs en histoire, en littérature ou en critique cinématographique. Voici sa communication :
Sa réflexion débutait par une approche comparative analysant les différentes mentions d’Howard Hawk, des ciné-clubs communistes et des cinémas nationaux dans L’Humanité. Ces résultats ont ensuite été comparés avec d’autres journaux, que cette presse soit nationale, comme Le Figaro, ou régionale, comme La Dépêche de l’Aube. Après avoir constaté la pertinence du modèle proposé par Pierre-Carl Langlais pour repérer des articles sur la presse cinématographique communiste, Paul Aron s’est intéressé plus particulièrement à la place tenue par des critiques cinématographiques et des cinéastes communistes dans cette presse. En effet, ces articles « caractérisent l’originalité du discours critique du journal, qui mêle discours cinéphilique avec informations sociales et politiques. »
En ce sens, il a constaté que la presse, le cinéma militant et la critique cinématographique sont certes des sujets très bien étudiés ; néanmoins, ces objets d’étude, analysés uniquement à la lueur des grandes phases politiques de ce premier XXème siècle, n’ont pas encore fait l’objet d’études comparées entre les divers journaux de l’époque. Il faudrait alors, idéalement, mener cette étude les thèmes et pratiques communistes sans qu’elle se limite aux lignes politiques.
Doctorant en cinéma, et effectuant actuellement sa thèse à l’Université Paul Valéry sur le cinéma comique populaire, Adrien Valgalier (UPVM, RIRRA 21) a proposé une intervention intitulée Naissance d’une vedette : Fernandel dans la presse des années 30. Cette communication cherchait à déterminer la capacité qu’a la presse de construire la célébrité d’un individu, à savoir ici celle de Fernandel. Vous pouvez retrouver sa communication avec ce lien :
Après avoir introduit son propos par une réflexion sur la célébrité dans le sillage des starstudies, Adrien Valgalier a démontré que l’acteur est d’une nature plurielle, un « tissu proposite, une pure conviction médiatique d’une personne réelle forgée à partir d’une multiplicité de textes et de supports. » La star se construirait selon trois grands principes : l’acteur, la personnalité médiatique et le personnage. En ce sens, Adrien Valgalier s’intéressait aux mots et phrases employées par la presse pour composer la personnalité médiatique d’un acteur célèbre de l’époque, c’est-à-dire Fernandel.
La recherche lexicologique dans les presses généralistes et spécialisées de la période d’avant-guerre, menée grâce aux outils de Numapresse, permet de montrer comment, en s’appuyant sur la médiatisation de Fernandel, la presse a construit le statut de star vedette en mettant en scène ses origines provinciales et provençales. Par une analyse systématique des mentions de l’acteur dans la presse des années 30, Adrien Valgalier a démontré comment la presse a sélectionné certains pans de la vie de l’acteur, en marginalisant d’autres aspects de sa personnalité, faisant de ce personnage originellement connu pour ses pitreries une figure tragi-comique, tendre et attendrissante.
Si l’on pouvait croire, à l’origine, à une carrière individuelle hésitant entre comique ou tragédie, il s’avère d’après cette étude que le personnage méridional, associé à un folklore inspiré de Pagnol par la presse, permet aux journaux de constituer la figure d’un acteur qui se définit par un rapport intime à un monde authentique et personnel.
Pour clore cette journée d’étude, Marie-Eve Thérenty (UPVM, RIRRA 21) a proposé une communication intitulée Journaux et magazines d’écran au prisme de de la presse écrite dans les années trente. Vous pouvez la retrouver ici :
L’intervention s’est inscrit dans le cadre d’études portant sur l’influence de l’article cinématographique sur la presse générale, en mobilisant les outils proposés par Numapresse. Peut-on parler d’un traitement cinématographique de l’information, par influence du cinéma? Si tel est le cas, quelle est la portée exacte de cette modification de la presse générale par l’arrivée du cinéma dans ses colonnes ?
Les actualités filmées, objet principal de cette communication, sont une porte d’entrée idéale pour analyser l’influence progressive de la presse écrite par la presse cinématographique. Celles-ci naissent au même moment que le cinéma, si bien que les contemporains du début XXe siècle peinent à la distinguer de cette industrie naissante.
Projetées avant les films, les actualités filmées deviendront pourtant progressivement autonomes, diffusées dans des séances à part. Bénéficiant d’un succès grandissant, aboutissant à la création en juillet 1931 d’un ciné-actualités à Paris, elles sont régulièrement critiquées et suscitent de nombreuses craintes. L’absence de hiérarchisation de l’information est notamment critiquée, les actualités filmées produisant un effet de disparate où des images seraient collées les unes aux autres sans lien. On craint également les trucages possibles, l’omniprésence des publicités, et la manipulation de l’opinion publique. Un discours d’anticipation naît, au futur, selon lequel les actualités filmées remplaceront la presse écrite à terme, un « ceci tuera cela » à l’origine d’une entrée dans une nouvelle ère médiatique.
Mais de quel régime relève précisément l’actualité filmée ? Du cinéma ou de la presse ? Son statut est complexe pour les contemporains, dans une hybridation entre presse et cinéma qui s’affine au fil des premières décennies du XXe siècle. Les journaux écrits proposent progressivement des rubriques à part, souvent dans la page cinéma, dans lesquelles ces actualités filmées sont commentées, critiquées, parfois corrigées avec condescendance.
Toutefois, ces actualités filmées sont de plus en plus dénigrées sur le plan cinématographique, pour devenir, à l’inverse, une presse qui trouve petit à petit sa légitimité. Les actualités filmées empruntent progressivement le lexique de la presse traditionnelle : on parle de mise en page, de journalistes, de reportages. Cette presse filmée est également louée pour certaines qualités, notamment narratives, ou pour ses effets de direct saisissants, comme l’assassinat d’Alexandre 1er de Yougoslavie en 1934 filmé par les opérateurs.
Les discours sur l’actualité filmée de la part de la presse écrite sont alors un miroir efficace pour étudier la confrontation de plusieurs régimes médiatiques en pleine mutation : l’actualité filmée, par exemple, exacerbe le rôle collectif de la formation de l’information, et révèle les réticences d’une presse écrite qui garde encore un lien fort avec le régime d’auctorialité propre à la littérature, dont elle s’inspire, et d’où elle tire une part de sa légitimité.
L’actualité filmée est révélatrice d’un état transitoire du système médiatique en pleine mutation, une reconfiguration qui s’exprime par des formes d’hybridation et de distinction. La presse écrite est obligée de se reconfigurer face à la presse filmée et d’affirmer sa singularité : elle modifie son propos, et s’imagine volontiers entrer dans un statut de commentaire de l’actualité filmée, plus réflexif. En ce sens, l’actualité filmée n’est pas seulement à l’origine d’une reconfiguration des objectifs de la presse écrite, elle entraîne une véritable réflexion sur le devenir de l’information.