Compte rendu : séminaire Reportage et correspondance de guerre (26 septembre 2019)

Compte rendu : séminaire Reportage et correspondance de guerre (26 septembre 2019)

Compte rendu réalisé par Michele Morselli, stagiaire chez Numapresse.

Le séminaire « Correspondance et reportage de guerre » a renouvelé son cycle de rencontres le jeudi 26 septembre 2019, au site Saint-Charles de l’Université Paul Valéry III de Montpellier. Après la représentation de la guerre d’Abyssinie (Mélodie Simard-Houde, octobre 2018) et du conflit franco-prussien (Lisa Bolz et Juliette Charbonneaux, mai 2019), le séminaire a consacré sa troisième séance à la représentation journalistique de deux événements majeurs du XIXe et du XXe siècle : d’une part les guerres de Corée (1950-1953) et d’Indochine ; (1946-1954) ; de l’autre, la guerre de Sécession américaine (1861-1865). À l’aide des outils numériques développés par Pierre-Carl Langlais (Paris-Sorbonne, GRIPIC) Marie-Ève Thérenty (UPVM, RIRRA21) et Marie-Astrid Charlier (UPVM, RIRRA21) ont présenté une communication intitulée « Le Bourbier indochinois : écrire la guerre dans Paris Match dans les années cinquante », suivie par Isabelle Meuret (ULB), « La Correspondance de guerre dans les journaux français lors de la guerre civile américaine ». La séance, animée par Denis Ruellan (Paris-Sorbonne, CELSA), s’enrichit de la présence en visioconférence des partenaires de Paris-Sorbonne, de l’Université Libre de Bruxelles et de l’Université de Laval.

Après quelques mots d’introduction par Denis Ruellan, Marie-Ève Thérenty et Marie-Astrid Charlier nous mènent à la découverte des conflits d’Asie dans Paris Match des années cinquante : une narration de guerre fragmentaire et à vocation photographique, diamétralement opposée à la médiatisation massive et romanesque sur la guerre d’Algérie (1954-1962).

Marie-Ève Thérenty ouvre l’intervention en présentant Paris Match en tant que dispositif foucaldien : un ensemble hétérogène de discours, d’institutions, de normes, où les titres évoquant la guerre partagent la Une avec les silhouettes du spectacle. La représentation des conflits d’Asie se fonde cependant sur un paradoxe, le drame du conflit se nouant à l’absence d’information directe.

Durant la guerre de Corée, le relatif silence de la presse française se justifie par la nature étrangère du conflit, les reporters français étant peu admis sur le sol contrôlé par les Américains. Paris Match se livre donc à un discours aussi hétérogène qu’exogène : le couple envoyé spécial-photographe cède la place à des images récupérées d’autres hebdomadaires, dont notamment Life. De sa rédaction parisienne, le reporter s’artificialise : il borne son activité à l’écriture de légendes, où il s’appuie plus sur son ethos de journaliste que sur une véritable pratique sur le terrain.

Contrairement à la Corée, le conflit d’Indochine constitue un drame national pour la France. Quoique Paris Match paraisse retrouver sa vocation pour le reportage (Willy Rizzo et Philippe de Baleine y restent deux semaines), l’élan romanesque de la narration s’affaiblit par rapport aux récits de guerre provenant d’Algérie. Certes les silhouettes de Paris Match se superposent aux images des héroïnes de Diên Biên Phu. Pourtant, les journalistes sont bloqués pour la plupart du temps à Hanoï : l’écriture du reportage se mesure ainsi avec les silences imposés à la fois par la distance du front et par la censure militaire. Cette défaillance narrative débouche sur une prééminence absolue de l’image provenant du front sur le discours. Le récit de la guerre d’Indochine se fait par des formes associables au photo-roman, où la parole et l’expérience directe du reporter se bornent au commentaire.

Marie-Astrid Charlier approfondit ensuite l’exploration de ce corpus visuel. La représentation de la guerre par photographies est pourtant sujette à trois genres de filtres : d’abord, le cadrage narratif imposé par le journal ; ensuite, la censure militaire ; encore, l’oeil personnel du photographe, sélectionnant ses propres récits.

Paris Match scénarise l’évènement sur le champ en juxtaposant une série de photos reproduisant les phases de l’action militaire. Cette pratique de montage quasiment filmique est suivie par une caractérisation des acteurs anonymes du conflit. Les photos individuelles des soldats s’accompagnent d’une description évoquant une caractéristique du combattant. On dédie une description de personnage à chacune de ces figures – « le rêveur », « l’homme fort » etc. -, dans un jeu de renversements où seuls les inconnus parviennent à un statut romanesque.

Les manipulations militaires du discours photographique portent l’oeil du lecteur loin du champ de bataille, par une véritable fabrique de l’intimité des soldats. Paris Match se livre ainsi à la représentation des moments de danse ou du départ vers la zone de combat. Les militaires sont également représentés au retour du champ de bataille, en incarnant le drame de la France blessée mais encore non vaincue. Par ailleurs, la mort ne se photographie que du côté de l’ennemi, perfide et insidieux, mais finalement déniché.

Le regard du photographe hésite entre le feu de l’action et le travail en studio : les instantanés, flous mais gagnant en réalisme, se juxtaposent à l’esthétisation gratuite des paysages d’Indochine. Cela correspond également à une distinction rigide de fonctions entre les soldats-photographes du Service Presse Information et les photo-reporters de la rédaction, pour la plupart du temps éloignés du front.

Pour conclure, Marie-Ève Thérenty se voue à une analyse d’ordre idéologique du matériel présenté. La guerre d’Indochine divise les Français non seulement entre partisans et opposants au conflit, mais également entre conscience et silence : si d’une part la guerre soulève des critiques virulentes, de l’autre le conflit est loin d’occuper régulièrement la Une. Tout en ne faisant jamais allusion à la censure militaire subie, Paris Match essaie en contre-tendance de produire un discours continuel sur la guerre d’Indochine, en essayant de faire de ce conflit lointain une affaire nationale. On culpabilise par exemple ses propres lecteurs en évoquant les soldats oubliés lors de la défaite de Cao Bang. À travers les récits des rescapés, la mention de la violence des camps de détention ennemis se superpose à une représentation débonnaire de la France coloniale, associée au bien-être des colonisés. La peur et la violence du conflit sont exclus du discours de Paris Match jusqu’à sa conclusion tragique. Ensuite, le romanesque (pourtant raté) de la narration de guerre cède sa place à un récit moins flamboyant, divisé entre l’indignation anti-communiste de l’hebdomadaire et la douleur de la défaite.

De l’Asie du XXe siècle, Isabelle Meuret nous ramène à l’exploration de la guerre de Sécession américaine (1861-1865) dans la presse française. Loin de seulement représenter un évènement lointain, la guerre de Sécession constitue l’espace discursif par lequel mesurer les tensions politiques internes au Second Empire, en même temps qu’une occasion de développer les pratiques et les rôles du reportage de guerre.

En nous guidant au cœur d’un travail de recherche in fieri, Isabelle Meuret évoque tout de suite la dimension problématique des écritures liées à la guerre de Sécession. Déjà dans la presse américaine, les reportages se présentent comme fragmentaires et lacunaires. Les difficultés liées aux transports, l’insuffisance du réseau télégraphique, les retardements dans la transmission de l’information font que le statut de l’écriture de la guerre, souvent confiée aux officiers au front, se charge d’un statut épistémologique douteux. Le lexique de la rumeur accompagne les articles racontant le conflit entre Confédérés et Unionistes, les textes étant souvent présentés comme « grapewine telegraph »(une rumeur télégraphique), ou « important if true » (important si vrai). Il s’agit pourtant d’un travail journalistique qui anticipe et concourt à canoniser la pratique du reportage de guerre aux États-Unis. À côté des communiqués des officiers, la présence de nombreux journalistes étrangers – dont William Russell, pionnier anglais du reportage de guerre – s’accompagne de celle de quelques journalistes américains, encore définis comme « charognards de nouvelles » ou « brigade de bohémiens ». La guerre de Sécession se présente ainsi comme un moment de réflexion sur les spécificités du reportage de guerre, ainsi que de genèse de la figure du reporter aux États-Unis. Elle constitue également l’occasion de prendre conscience de l’insuffisance des moyens de communications au seuil de l’ère médiatique, l’évènement militaire offrant l’opportunité pour l’amélioration des transports tant des hommes que de l’information.

On remarque pourtant l’absence, parmi les journalistes étrangers, des représentants de la presse française. À travers un corpus de trois journaux, le Journal des Débats, Le Constitutionnel, La Presse, on se laisse conduire dans un cadre discursif où le reportage s’effectue au deuxième degré. La transposition et l’encadrement des dépêches passent par la mise en scène du reporter de terrain en tant que personnage, ainsi que par la juxtaposition des discours du receveur et de l’émetteur du message. Pour se livrer à une analyse quantitative du corpus, on s’est appuyé sur trois types de requêtes numériques: 1. requêtes génériques liées aux pratiques du reportage : références terminologiques au genre, énonciation subjective/objective, marqueurs de factualité, présence de sources etc. ; 2. requêtes thématiques liées aux évènements de la guerre de Sécession, autanti mineurs que majeurs ; 3. Requêtes transversales : les anglicismes, les références inter-textuelles à d’autres hommes politiques , les stéréotypes, le lexique de la rumeur etc. Du point de vue des requêtes génériques, les résultats sont unanimes. L’analyse quantitative du corpus témoigne d’une véritable émergence des pratiques discursives du reportage avant sa canonisation en France. On remarque le soin visant à donner un compte-rendu détaillé des faits, par le recours à une chronologie stricte et à une représentation soignée des évènements et des dialogues. De plus, l’effort de véridicité peut éventuellement s’accomplir par la mise en doute de ses propres sources. On remarque également une spécialisation de rubriques (« télégraphie particulière », « nouvelles extérieures ») ; l’utilisation de nouvelles formes sémiotiques (les plans des champs de batailles obtenus par l’introduction du ballon) ; un souci de vraisemblance qui passe par l’appropriation de termes anglophones et de références culturelles étrangères. Le véritable écart se mesure quant à l’utilisation politique et culturelle de l’évènement raconté. La prétendue exactitude du reportage est au service du discours civil sur la France, avec des variations selon qu’il s’agit du Constitutionnel napoléonien, de la Presse républicaine ou plutôt du Journal des débats, à vocation orléaniste. La crise de la nouvelle démocratie américaine représente pour certains la dégringolade d’un système voué à l’anarchie, justifiant ainsi l’autoritarisme du Second Empire. Pour d’autres, elle constitue le miroir déformant de la France actuelle : un pays ayant perdu tout rapport avec les idéaux des Lumières, source de la liberté des anciennes colonies anglaises. La narration d’une guerre étrangère se traduit ainsi en un discours interne, où les modèles socio-économiques des États de l’Union et de la Confédération deviennent l’objet d’une déconstruction virulente ou d’une mythification admirative.

Michele Morselli (Université de Bologne)

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