Feuilleton du Journal deslléltats
LE COMTE DE MOXTE - CHRïSTO ( i ) . ( Voir les Numéros des 28 , 29 , 30 août et l«r septembre . ) I / tnierrogatoii' e . A peine de Villefort fut - il hors de la salle à manger qu' il quitta son masque joyeux pour prendre l' air grave d' un homme appelé à cette suprême fonction de prononcer sur la vie de son semblable . Or , malgré la mobilité de sa physionomie , mobilité que le substitut avait , comme doit faire un habile acteur , plus d' une fois étudiée devant sa glace , ce fut cette fois un travail pour lui que de froncer son sourcil et d' assombrir ses traits . En effet , à part le souvenir de cette ligne politique suivie par son père , et qui pouvait , s' il ne s' en éloignait complètement , faire dévier son avenir , Gérard de Villefort était en ce moment aussi heureux qu' il est donné à un homme de le devenir . Déjà riche par lui-même , il occupait à vingt-sept ans une place élevée dans la magistrature , il épousait une jeune et belle personne qu' il aimait ; de plus , outre sa beauté qui était remarquable , MNe deSaint - Méran , sa femme , appartenait à une des familles les mieux en cour de l' époque ; enfin , avec l' influence de son père et de sa mère qui , n' ayant point d' autre enfant , pouvaient la consacrer tout entière à leur gendre , elle apportait encore à son mari une dot de cinquante mille écus , qui , grâce aux espérances , ce mot atroce inventé par les entremetteurs de mariages , pouvait s' augmenter un jour d' un héritage d' un demi-million . Tous ces élémens réunis composaient donc pour Villefort un total de félicité éblouissant , à ce point qu' il lui semblait voir ' des taches au soleil quand il avait longtemps regardé sa vie intérieure avec la vue de l' âme . Ala porte , il trouva le commissaire de police qui l' attendait . La vue de l' homme noir le fit aussitôt retomber des hauteurs du troisième ciel sur la terre matérielle où nous marchons ; il composa son visage comme nous l' avons dit , et s' approchant de l' officier de justice : —Me voici , Monsieur , lui dit - il ; j' ai lu la lettre , et vous avez bien fait d' arrêter cet homme ; maintenant , donnez - moi Sur lui et sur la conspiration tous les détails que vous avez recueillis . De la conspiration , Monsieur , nous ne savons rien encore , répondit le commissaire ; tous les papiers saisis sur lui ont été enfermés en une seule liasse et ■ déposés cachetés sur votre bureau . Quant au prévenu , vous l' avez vu par la lettre même qui le dénonce : c' est un nommé Edmond Dantès , second à bord du trois-mâts le Pharaon , faisant h ; commerce de coton avec Alexandrie et
( 1 ) Toute reproduction , même partielle , de cet ouvrage est interdite , et serait poursuivie comme contrefaçon .
Smyrne , et appartenant à la maison Morrel et fils , de Marseille . Avant de servir dans la marine marchande , avait - il servi dans la marine militaire ? demanda Villefort , Oh ! non , Monsieur , c' est un tout jeune homme . Quel âge ? Dix-neuf ou vingt ans au plus . En ce moment , et comme Villefort , en suivant la grande rue , était arrivé au coin de la rue des Consuls , un homme quisemblait l' attendre au passage l' aborda : c' était M. Morrel . Ah ! monsieur de Villefort , s' écria lé brave homme en apercevant le substitut , je suis bien heureux de vous rencontrer . Imaginez - vous qu' on vient de commettre la méprise la plus étrange , la plus inouïe ; on vient d' arrêter le second de mon bâtiment , Edmond Dantès . Je le sais , Monsieur , dit Villefort , et je rentre chez moi pour l' interroger . Oh ! Monsieur , continua Morrel , emporté par son amitié pour le jeune homme , vous ne connaissez pas celui qu' on accuse , et je le connais , moi . Imaginez - vous l' homme le plus doux , l' homme le plus probe , et j' oserai presque dire l' homme qui sait le mieux son état de toute la marine marchande . Oh ! monsieur de Villefort , je vous le recommande bien sincèrement , et de tout mon cœur . Villefort , comme on a pu le voir , appartenait au parti noble de la ville , et Morrel au parti plébéien ; le premier était royaliste ultra , le second était soupçonné de sourd bonapartisme . Villefort regarda dédaigneusement Morrel , et lui répondit avec froideur : Vous savez , Monsieur , qu' on peut être doux dans la vie privée , probe dans ses relations commerciales , savant dans son état , et n' en être pas moins un grand coupable politiquement parlant ; vous le savez , n' est -ce pas , Monsieur ? Et le magistrat appuya sur ces derniers mots comme s' il en voulait faire l' application à l' armateur lui-même , tandis que son regard scrutateur essayait de pénétrer jusqu' au fond du cœur de cet homme assez hardi d' intercéder pour un autre , quand il devait savoir que lui-même avait besoin d' indulgence . Morrel rougit , car il ne se sentait pas la conscience bien nette à l' endroit de ses opinions politiques ; et d' ailleurs la confidence que lui avait faite Dantès de son entrevue avec le grand-maréchal et des quelques mots que lui avait adressés l' Empereur , lui troublait quelque peu l' esprit . Il ajouta toutefois avec l' accent du plus profond intérêt : Je vous en supplie , Monsieur de Villefort , soyez juste comme vous devez l' être , bon comme vous l' êtes toujours , et rendez - nous bien vite ce pauvre Dantès . Le rendez nous sonna révolutionnairement à l' oreille du substitut du procureur du roi . Eh ! eh ! se dit - il tout bas , rendez - nous ? Ce Dantès serait - il affilié à quelque secte de carbonari , ' pour que son protecteur emploie ainsi , sans y songer , la formule collective ? On l' a arrêté dans un cabaret , m' a dit , je crois , le commissaire ; en nombreuse compagnie , a -t -il ajouté ; ce sera quelque vente . Puis tout haut : Monsieur , répondit - il , vous pouvez être parfaitement tranquille , et vous n' aurez pas fait un appel inutile à ma justice , si le prévenu est innocent ; mais si au contraire il est coupable , nous vivons dans une époque difficile , Monsieur , où l' impunité serait d' un fatal exemple , je serai donc forcé de faire mon devoir . Et sur ce , comme il était arrivé à la porte de sa maison adossée au Palais i de - Justice , il entra majestueusement après avoir salué ,
avec une politesse de glace , le malheureux armateur qui resta comme pétrifié à la place où l' avait quitté Villefort . L' antichambre était pleine de gendarmes et d' agens de police . Au milieu d' eux , gardé à vue , enveloppé de regards flamboyans de haine , se tenait debout , calme et immobile , le prisonnier . Villefort traversa l' antichambre , jeta un regard oblique sur Dantès , après avoir pris une liasse que lui remit un agent , et disparut en disant : Qu' on amène le prisonnier . Si rapide qu' eût été ce regard , il avait suffi à Villefort pour se faire une idée de l' homme qu' ii allait avoir à interroger . 11 avait reconnu l' intelligence dans ce front large et ouvert , le courage dans cet œil fixe et ce sourcil froncé , et la franchise dans ces lèvres épaisses et à demi ouvertes , qui laissaient voir une double rangée de dents blanches comme l' ivoire . La première impression avait donc été favorable à Dantès . Mais Villefort avait entendu dire si souvent comme un mot de profonde politique qu' il fallait se défier de son premier mouvement , attendu que c' était le bon , qu' il appliqua la maxime à l' impression , sans tenir compte de la différence qu' il y a entre les deux mots . Il étouffa ep conséquence les bons instincts qui voulaient envahir son cœur , pour livrer de là assaut à son esprit , arrangea devant la glace sa figure des grands jours , et s' assit , sombre et menaçant , devant son bureau . Un instant après lui , Dantès entra . Le jeune homme était toujours pâle , mais calme et souriant . Il salua son juge avec une politesse aisée , puis chercha des yeux un siège , comme s' il eût été dans le salon de l' armateur Morrel . Ce fut alors seulement qu' il rencontra ce regard terne de Villefort , ce regard particulier aux hommes de palais qui ne veulent pas qu' on lise dans leur pensée , et qui font de leur œil un verre dépoli . Ce regard lui apprit qu' il était devant la justice , figure aux sombres façons . Qui êtes - vous , et comment vous nommez - vous ? demanda Villefort , en feuilletant ces notes que l' agent lui avait remises en entrant , et qui , depuis une heure , étaient déjà devenues volumineuses , tant la corruption des espionnages s' attache vite a ce corps malheureux qu' on nomme le prévenu . Je m' appelle Edmond Dantès , Monsieur , répondit le jeune homme d' une voix calme et sonore ; je suis second à bord du navire le Pharaon , qui appartient à MM . Morrel et fils , Votre âge ? continua Villefort . Dix-neuf ans , répondit Dantès . Que faisiez - vous au moment où vous avez été arrêté ? J' assistais au repas de mes propres fiançailles , Monsieur , dit Dantès d' une voix légèrement émue , tant ce contraste était douloureux de ces momens de joie avec la lugubre cérémonie qui s' accomplissait , tant le visage sombre de M. de Villefort faisait briller de toute sa lumière la rayonnante figure de Mercédès . Vous assistiez au repas de vos fiançailles ? dit le substitut en tressaillant malgré lui . Oui , Monsieur , .je suis sur le point d' épouser une femme que j' aime depuis trois ans ! Villefort , tout impassible qu' il était d' ordinaire , fut cependant frappé de cette coïncidence ; et cette voix émue de Dantès , surpris au milieu de son bonheur , alla éveiller une fibre sympathique au fond de son âme . Lui aussi se 1 mariait , lui aussi était heureux ; et on venait troubler son
bonheur pour qu' il contribuât à détruire la joie d' un homme qui , comme lui , touchait déjà au bonheur ! Ce rapprochement philosophique , pensa - t - il , fera grand effet à mon retour dans le salon de M. de Saint - Méran . Et il arrangea d' avance dans son esprit , et pendant que Dantès attendait de nouvelles questions , les mots antithétiques à l' aide desquels les orateurs construisent ces phrases ambitieuses d' applaudissemer.s qui parfois font croire chez eux à une véritable éloquence . Lorsque son petit spcach , intérieur fut arrangé , Vilîefort sourit à son effet , et , revenant à Dantès : —.Continuez , Monsieur , dit - il . Que voulez - vous que je continue de faire ? demanda Dantès . NA D' éclairer la justice . Que Injustice me dise sur quel - point elle jdésire être éclairée et je lui dirai tout ce que je sais . Seulement , ajouta - t - il à son tour avec un sourire , je la préviens que je ne sais pas grand'chose . NA Avtzvous servi sous l' usurpateur ? J' allais être incorporé dans la marine militaire lorsqu' il est tombé . On dit vos opinions politiques exagérées , dit Viliefort , à qui l' on n' avait pas soufflé le mot de cela , mais qui n' élait pas fâché de poser la demande comme on pose une Mes opinions politiques , à moi , Monsieur ! Hélas ! c' est presque honteux à dire , mais je n' ai jainais eu ce qu' on appelle une opinion . J' ai dix-neuf ans à peine , comme j' ai eu l' honneur de vous le dire ; je ne suis rien , je ne Suis destiné à jouer aucun rôle ; le peu quo je suis et que je serai si l' on m' accorde la place que j' ambitionne , c' est à M. Morrel que je le devrai Aussi toutes mes opinions , jo ne dirai pas politiques , mais privées , se bornent - elles à ces trois sentimens : J' aime mon père , je respecte M. Morrel > t j' adore Mercédôs . Voilà , Monsieur , tout ce que je puis dire à la justice . Vous voyez que c' est peu intéressant pour elle . A mesure que Dantès parlait , Willefort regardait son visage à la fois si doux et si ouvert , et se sentait revenir a la mémoire les paroles de Renée , qui , sans connaître le prévenu , lui avait demandé son indulgence pour lui . Avec l' habitude qu' avait déjà le substitut du crime et des criminels , il voyait à chaque parole de Dantès surgir la preuve de son innocence . En effet , ce jeune homme , on pourrait presque dire cet enfant , simple , naturel , éloquent de cette éloquence du cœur qu' on ne trouve jamais quand on la cherche , plein d' affection pour tous parce qu' il était heureux , et que le bonheur rend bons les mécbans eux-mêmes , versait jusque sur son juge la douce affabilité qui débordait de son cœur . Edmond n' avait dans le regard , dans la voix , dans le geste , tout rude et tout sévère qu' avait été Willefort envers lui , que carresses et bonté pour celui qui l' interrogeait . Pardieu ! se dit Viliefort , voici un charmant garçon , et je n' aurai pas grand' peine , je l' espère , àme faire bien venir de Renée en accomplissant la première recommandation qu' elle m' a faite . Cela me vaudra un bon serrement de main devant tout le monde et un charmant baiser dans un coin . Et à cette double espérance la figure de Viliefort s' épanouit , de sorte que lorsqu' il reporta ses regards de sa pensée à Dantès , Dantès , qui avait suivi tous les mouvemens de physionomie de son juge , souriait comme sa pensée . Monsieur , dit Viliefort , vous connaissez - vous quelques ennemis ?