Eh bien ! dit - il , se retournant vers son fils stupéfait , lorsque cette espèce de changement à vue fut opéré ; eh bien ! crois - tu que ta police me reconnaisse maintenant ? Non , mon père , balbutia Yillefort ; je l' espère du moins . Maintenant , mon cher Gérard , continua Noirtier , je m' en rapporte à ta prudence pour faire disparaître tous les objets que je laisse à ta garde . Oh ! soyez tranquille , mon père , dit Vilîefort . Oui , oui , et maintenant je crois que tu as raison , et que tu pourrais bien en effet m' a voir sauvé la vie . Mais sois tranquille , je te rendrai cela prochainement . ( Yillefort hocha la tête . ) —Tu n' es pas convaincu ? J' espère du moins que vous vous trompez . Reverras - tu le roi ? Peut-être . NA Veuxtu passer à sès yeux pour un prophète ? Les prophètes de malheur sont mal venus à la cour , mon père . Oui ; mais un jotir ou l' autre on leur rend justice ; et suppose une seconde Restauration , alors tu passeras pour un bien plus grand homme que M. de Talleyrand , dont noiis lisons toutes les lettrés , et qui n' écrit que des lettres . Enfin que dois - je dire au roi ? Dis - lui ceci : « Sire , on ivoûgj tooihpfe sur les dispositions de la France , sur l' opinion des villes , sur l' esprit de l' armée . Celui que vous appelez à Paris l' ogre de Corse , qui s' appelle encore l' usurpateur à Nevers , s' appelle déjà Bonaparte à Lyon , et l' Empereur à Grenoble . Vous le croyez traqué , poursuivi , en fuite , il marche , rapide comme l' aigle qu' il rapporte ; sas soldats , que vous croyiez mqurans de faim , écrasés de fatigue , prêts à déserter , s' augmentent comme les atomes de neige autour de la boule qui sa précipite . Sire , partez ; abandonnez la France à son .yérltâble ïnaitre , à : celui qui l' a conquise ; partez , Sire , non /"/ pas que vous courriez quelque danger : votre adversatVè est assez fort pour vous faire grâce , mais parce qu' il est humiliant pour un petit - fils de saint Louis de devoir i£ vie à l' homme d' Arcole , de Marengo /"/ et d' Auslerlitz ! Dis - lui cëla , Gérard ; ou plutôt , vâ , ne lui dis rien , dissimule ton voyage , ne te vante pas de ce que tu es venu faire , ° t de ce que tu as fait à paris ; reprends la poste ; si tu as brûlé le chemin pour venir , dévore l' espace pour retourner ; rentre à Marseille de nuit , pénètre chez toi par une porte dè derrière , et là , reste bien • doux , bien huinole , bien secrèt , bien innoffensif surtout ; car cette , fois , je te } e jure , nous agirons en gens vigoureux et qui connaissent leurs ennemis . Allez , mon fils , allez , mon cher Gérard , et moyennant celte ! obéissance aux Ordres ou , si vous l' aimezmieux , cette déférence , pour leS conseils d' un ami , nous vous maintiendrons dans votre place . Cê sera , ajouta Noirtier en sôûfiant , * un moyen pour vous de me sauver une seconde fais , si la bascule politique vous remet un jour en - hâtif et moi en È > as . Adieti , mon cher Gérard ; à votre prochain voyage , descendez chez moi . Et Noirtiër sorHt à ces ïnots , avec la tranquillité gui né
l' avait pas abandonné un instant pendant la durée de cet entretien si difficile . Yillefort , pâle et agité , courut à la fenêtre , entrouvrit le rideau , et le vit passer calme et impassible , au milieu de deux ou . trois hommes de mauvaise mines , embusqués au coin des bornes et à l' angle des nies , qui étaient peut-être là pour arrêter l' homme aux favoris noirs , à la redingote bleue et au chapeau à larges bords . Yillefort demeura ainsi debout et haletant jusqu' à ce que son père eût disparu au carrefour Bussy . Alors il s' élança vers les objets abandonnés par lui , mit au plus profond de sa malle la cravatte noire et la redingote bleue , tordit le chapeau qu' il fôufrà dans le bas d' une armoire , brisa la canne de jonc en trois morçeaux qu' il jeta au feu , mit une casquette de voyage , appela son valet de chambre , lui interdit d' un regard les mille questions qu' il avait envie de faire , régla son compte avec l' hôtel , sauta dans sa voiture qui l' attendait tout attelée ; apprit à Lyon que Bonaparte vèuait d' entrer à Grenoble ; et au miiieu de l' agitation qui régnait tout le lohg.de la rôute , arriva à Marseille en proie à toutes les transes qui entrent dans le cœur de l' homme , avec l' ambition et les premiers honneurs .
lies Cent - dfossrs . ; tu . •• M. Noirtiev était un bon prophète , et les choses marchèrent vite comme il l' avait dit . Chacùn connaît le retour de l' île d' Elbe , retour étrange , miraculeux , qui , sans exemple dans le passé , restera probablement sans imitation dans l' avenir . Louis XVIII n' ëssaya que faiblement déparer de coup si rude ; son peu de confiance dans lés hommes 5 lui était sa confiance dans les événemens . La royauté . , oq , plutôt la monarchie , à pëine reconstituée par lui , trembla sur sa base encôrè incertaine , et un sëul geste de l' Empereur fit crouler tout cet édifice , mélange informe de viem préjugés et d' idées nouvelles . Villëfort n' eut donc de son roi qu' une reconnaissance non seulement inutile pour lé ino ? ment , mais même dangereuse , èt cette croix d' officier de la Légion-d'Honneur , qu' il eut la prudence de ne pas montrer , quoique M. de Blacas , comme le lui avait recommandé le roi , lui en eût fait soigneusement expédier le brevet . Napoléon eût certes destitué Villëfort , sans la protection de Noirtier , devènu tout-puissant à;la cour des Cent ?- Jours , et par lés périls qu' il avait affrontés , et par les services qu' il avait rendus , Ainsi , comme il lé lui avait promis , tew rondin de 93 , et le sénateur dé 1806 , protégea celuiqpi l' Avait protégé là veillé . Toute la puissance de Villëfort se borna donc pendant cette courte évocation de l' Empire , dont au resté' il fut ' bien vite facile de prévoir la seconde ; chuté , à étouffer le secret q .0 Dantès avait été sur le pqint ; dé . divulguer . Le procureur du roi seul fut destiiûé , soupçéhnê /"/ qu' il était aè tiédeur en bonapartisme . , Cependant , à pêine le pouvoir impérial fut - il.rétabli , ; c'est-à-dire à peine l' Empereiir habitait - il ces Tuileries que Louîs XVlri veii' ait de quitter , et eut - il ' lancé les cidres
nombreux et divergens de ce petit cabinet où nous avons , à la suite de Villefort , introduit nos lecteurs , et sur la table de noyer duquel il retrouva , encore tout ouverte et à moitié pleine , la tabatière de Louis XVIII , que Marseille , malgré l' attitude de ses magistrats , commença à sentir fermenter en elle ces brandons de guerre civile toujours mal éteints dans le Midi . Peu s' en fallut alors que les représailles n' allassent au delà des quelques charrivaris dont on assiégea les royalistes enfermés chez eux , et des affronts publics dçnt oh poursuivit ceux qui se hasardaient à sortir . Par un reyirement tout naturel , le digne armateur qit3 nous avons désigné comme appartenant au parti populaire se trouva à son tour , en ce moment , nous ne dirons pas tout-puissant , car M. Morrel était un homme prudent et légèrement timide , comme tous ceux qui ont fait une lente et laborieuse fortune commerciale , mais en mesure , tout dépassé qu' il était par le zèle bonapartiste , qui le traitait de modéré , en mesure : dis - je , d' élever la voix pour faire entendre une réclamation . Celte réclamation , comme on le devine facilement , avait trait à Dantès . Villefort était demeuré debout malgré la chute de son supérieur , et son mariage , en restant décidé , était cependant remis à des temps plus heureux- Si l' Empereur gardait le trône , c' était une antre alliance qu' il fallait à Gérard , et son père Se chargerait de la lui trouver . Si une seconde restauration ramenait Louis XVIII en FranCé , l' influence de M. de Saint - Méçan doublait ainsi que la sienne , et l' union projetée redevenait plus sprtablç que jamais . Le substiiut du procureur du roi était donc momentanément le premier magistrat de Marseille , lorsqu' un matip sa porte s' ouvrit , et on lui annonça M- Morrel . Un autre sp fût empressé au-devant de l' armateur , et par cet empressement eût iqdiqué sa faiblesse . Mais Villefort était nn homme , supérieur qui avait , sinon la pratique , du moins l' instinct de toutes choses- Uni faire antichambre à Morrel , comme il eût fait sous la Restauration .
M. Morrel s' attendait à trouver Villefort abatjtu ; il le trouva comme il l' avait vu six semaines auparavant , c' està dire calme , ferme et plein dè cetté froide jpoljtessé , la plus infranchissable de toutes les barrières , qui sépârë l' homme élevé de l' homme vulgairé . Il avait pénétré dans le cabinet de Yillefort , convaincu que le . magistrat allait trembler à sa vue , et c' était lui tout au contraire qui se trouvait tout frissonnant et tout ému devant cé personnage interrogateur qui l' attendait le coudé appuyé sur son bureau et le menton appuyé sur sa main . Il s' arrêta à là ' porte . VilLefort le regarda comme , s' il avait quelque peine à le reconnaître . Enfin , après quelques secondes d' examen et dè silence , pendant lesquels le digne armateur tournait et retournajt son' chapeau entre ses mains : 1 ' ; , j Monsieur . Morrel , je crois ? dit NA Monsieur , méi : môme , répondit l' armateur . Ap' proçhez - vous donc , continua le magistrat en faisant dé la main un signe
protecteur , et dites - moi à quelle circonstance je dois l' honneur de votre visite . Ne vous en doutez - vous point , Monsieur ? demanda Morrel . Non , pas le moins du monde ; ce qui n' empêche pas que je ne sois tout disposé à vous être agréable , si la chose était en mon pouvoir . —La chose dépend entièrement de vous , Monsieur , dit Morrel . NA Expliquez - vous donc alors . Monsieur , continua l' armateur , reprenant son assurance à mesure qu' il parlait , et affermi d' ailleurs par la justice de sa cause et la netteté de sa position , vous vous rappelez que quelques jours avant qu' on n' apprît le débarquement de S. M. l' Empereur , j' étais venu réclamer votre indulgence pour un malheureux jeune homme , un marin , second à bord de mon brick . 11 était accusé , si vous vous le rappelez , de relations avec l' île d' Elbe ; ces relations , qui étaient un prime à cette époque , sont aujourd'hui des titres de faveur . Vous serviez Louis XVIII alors et ne l' avez pas ménagé , Monsieur , c' était votre devoir ; aujourd'hui vous servez Napoléon , et vous devez le protéger , c' est votre devoir encore . Je viens donc vous demander ce qu' il est devenu^ Villefort fit un violent effort sur lui-même . Le nom de cet homme ? demanda - t - il ; ayez la bonté de me dire son nom . Edmond Dantès . Evidemment Villèfort eût butant aimé , dans un duel , essuyer le feu de son adversaire à vingtcinq pas , que d' entendre pronqncër , qinsi ce nom à : bout portant ; cependant il ne sourcillai point . De cette façon , se dit ën lui-même VUlèfqrt , on rie pourrai point m' âccusèr d' avoir fait de l' arrestatipri de ce jeurie homme une question personrielle . Dantès ? répéta - t - il , Edmond Dantès , dites - vous ? Oui ,- Monsieur , ' , , ' Jàum- ) » Villefort ouvrit alors un gros registre placé dans un casier voisin , recourut à une table , de la table passa à des dossiers , et se retournant vers l' armateur : Etes - vous bien sûr de / ne pas vous tromper , Monsieur ? lui dit - il de l' air le plus tiaturel . Si Morrel eût été iin hoinîne plus fin ou mieux éclairé sur cette affairé , il eût trouvé bizarre que le substitut du procureur du roi daignât lui répondre sur ces matières complètement étrangères à son ressort , et li se fût demandé .pourquoi Villefort ne le renvoyait point aux registres , d' écrous , aux gouverneurs de prison , au préfet du département . Mais Morrel , cherchant en vain la cràintè dans Villefort , n' y vit plus , du moment ou toute crainte paraissait absente , que de la condescendance . Villefort avait rencontré juste . Non , Morisîeur , dit Morrel , je riè me trompe pas ; d' aiflerirs je connais , le pauvre garçon depuis dix ans et je l' emploie depuis quatre . Je vins , , vous en souvenez vous Y il y a six semaines , vous prier d' être clément , comme je.viens aujourd'hui vous prier d' être juste ; vous me reçûtes même assez mal et me répondue * en homme mécontent . Ah ! c' est que les royalistes étaient durs aux bonapartistes en ce temps - là ! * Monsieur , répondit Villefort avec sa prestesse et son sang-froid ordinaire , j' étais royaliste alors que je