millions . Ah ! ah ! c' est curieux en effet , dit l' inspecteur ; et comment appelez - vous ce millionnaire ? — L' abbé Faria . Numéro 27 ? dit l' inspecteur en lisant ce chiffre sur une porte . C' est ici . Ouvrez , Antoine . Le porte-clefs obéit , et le regard curieux de M. deßoville plongea dans le cachot de l' abbé fou : c' était ainsi que l' on nommait généralement le prisonnier . Au milieu de la chambre , dans un cercle tracé sur la terre avec un morceau de plâtre détaché du mur , était couché un homme presque nu , tant ses vêtemens étaient tombés en lambeaux . Il dessinait dans ce cercle des lignes géométriques fort nettes , et paraissait aussi occupé de résoudre son problème qu' Archimède l' était lorsqu' il fut tué par un soldat de Marcellus . Aussi ne bougea - t - it pas même au bruit que fit la porte du cachot en s' ouvrant , et ne sembla - t - il se réveiller que lorsque la lumière des torches éclaira d' un éclat inaccoutumé le sol humide sur lequel il travaillait . Alors il se retourna , et vit avec étonnement la nombreuse compagnie qui venait de descendre dans son cachot . Aussitôt il se leva vivement , prit une couverture jetée sur le pied de son lit misérable , et se drapa précipitamment pour paraître dans un état plus décent aux yeux des étrangers . Que demandez - vous ? dit l' inspecteur sans varier sa formule . Moi , Monsieur , dit l' abbé d' un air étonné , je ne demande rien . —Vous ne comprenez pas , reprit l' inspecteur ; je suis agent du gouvernement , j' ai mission de descendre dan » les prisons et d' écouter les réclamations des prisonniers .— Oh ! alors , Monsieur , c' est autre chose , s' écria vivement l' abbé , et j' espère que nous allons nous entendre . Voyez , dit tout bas le gouverneur , cela ne commencet - il pas comme je vous l' avais annoncé ? Monsieur , continua le prisonnier , je suis l' abbé Faria , né à Rome en 1768 ; j' ai été viDgt ans secrétaire du comte Spada , le dernier des princes de ce nom ; j' ai été arrêté , je ne sais trop pourquoi , vers le commencement de l' année 1808 ; depuis ce temps je réclame ma liberté des autorités italiennes et françaises . Pourquoi près des autorités italiennes ? demanda le gouverneur . Parce que j' ai été arrêté à Piombino , et que je présume que , comme Milan et Florence , Piombino est devenu le chef-lieu de quelque département français . L' inspecteur et le gouverneur se regardèrent en riant . Diable , mon cher , dit l' inspecteur , vos nouvelles de l' ltalie ne sont pas fraîches . Elles datent du jour où j' ai été transporté de Feneslrelles ici , Monsieur , dit l' abbé Faria , c' était en 1811 ; et comme S. M. l' Empereur avait créé la royauté de Rome pour le fils que le Ciel venait de lui envoyer , je présume que , poursuivant le cours de ses conquêtes , il a accompli le rêve de Machiavel et de César Borgia , qui était de faire de toute l' ltalie un seul et unique royaume . Monsieur , dit l' inspecteur , la Providence a heureusement apporté quelque changement à ce plan gigantesque dont vous me paraissez assez chaud partisan . C' est le seul moyen de faire de l' ltalie un Etat fort , indépendant et heureux , répondit l' aLÈé . Cela est
possible , répondit l' inspecteur , mais je ne suis pas venu ici pour entamer avec vous un cours depolitique ultramontaine , mais pour vous demander , ce que j' ai déjà fait , si vous avez quelques réclamations à m' adresser sur la manière dont vous êtes nourri et logé . La nourriture est ce qu' elle est dans toutes les prisons , répondit l' abbé , c'est-à-dire fort mauvaise . Quant au logement , vous le voyez , il est humide et malsain , mais néanmoins assez convenable pour un cachot . Maintenant ce n' est pas de cela qu' il s' agit , mais bien de révélations de la plus haute importance et du plus haut intérêt que j' ai à faire au gouvernement . Nous y voici , dit tout bas le gouverneur à M. de Boville . Voilà pourquoi je suis si heureux de vous voir , continua l' abbé , quoique vous m' ayez dérangé dans un calcul fort important , et qui , s' il réus sit , changera peut-être le système planétaire de Newton . Pouvez- vous m' accorder la faveur d' un entretien particulier ? Hein ! que disais - je ? fit le gouverneur à l' inspecteur . Vous connaissez votre personnel , répondit ce dernier en souriant . Puis se retournant vers Faria : Monsieur , dit - il , ce que vous demandez est impossible . Cependant , reprit l' abbé , s' il s' agissait de faire gagner au gouvernement une somme énorme , une somme de cinq millions , par exemple ? Ma foi , dit l' inspecteur en se retournant à son tour vers.le gouverneur , vous aviez prédit jusqu' au chiffre . Voyons , reprit l' abbé s' apereèvant que l' inspecteur faisait un mouvement pour se retirer , il n' est pas nécessaire que nous soyons absolument seuls ; monsieur le gouverneur pourra assister à notrè entretien . Mon cher Monsieur , dit le gouverneur , malheureusement nous savons d' avance et par cœur ce que vous direz . Il s' agit de vos trésors , n' est -ce pas ? /"/ r - Fària regarda cet homme railleur avec des yeux où un observateur désintéressé eût vu certes luire l' éclair de la raison et delà vérité . — Sans doute , dit - il;de quoi voulez - vous que je parle , sinon de cela ? Monsieur l' inspecteur , continua le gouverneur , je puis vous raconter cette histoire aussi bien que l' abbé , car il y a quatre ou cinq ans que j' en ai les oreilles rebattues . Cela prouve , monsieur le gouverneur , dit l' abbé , que vous êtes comme ces gens dont parle l' Ecriture , qui ont des yeux et qui ne voient pas , qui ont des oreilles et qui n' entendent pas . Mon cher Monsieur , dit l' inspecteur , le gouvernement est riche , et n' a , Dieu merci , pas besoin de votre argent ; gardez - le donc pour le jour où vous sortirez de prison . L' œil de l' abbé se dilata ; il saisit la main de l' inspecteur . Mais si je n' en sors pas de prison , dit - il , si , contre toute justice , on me retient dans ce cachot , si j' y meurs sans avoir légué mon secret à personne , ce trésor sera donc perdu ? Vaut - il pas mieux que le gouvernement ea profite et moi aussi ? J' irais jusqu' à six millions , Monsieur ! oui , j' abandonnerais six millions , et je me contenterais du reste , si l' on veut me rendre la liberté ! Sur ma parole , dit l' inspecteur à demi-voix , si l' on ne savait pas que cet homme est fou , il parle avec un accent si convaincu qu' on croirait
qu' il dit la vérité . —Je ne suis pas fou , Monsieur , et je dis bien la vérité , reprit Faria , qui , avec cette finesse d' ouïe particulière aux prisonniers , n' avait pas perdu une seule des paroles de l' inspecteur . Ce trésor dont je vous parle existe bien réellement , et j' offre de signer un traité avec vous , en vertu duquel vous me conduirez à l' endroit désigné par moi : on fouillera la terre sous nos yeux , et si je mens , si l' on ne trouve rien , si je suis un fou , comme vous le dites , eh bien ! vous me ramènerez dans ce même cachot où je resterai éternellement , et où je mourrai sans plus rien demander à vous ni à personne . Le gouverneur se mit à rire .— Et est -ce bien loin , votre trésor , demanda - t - ilî A cent lieues d' ici à peu près , dit Faria . La chose n' est pas mal imaginée , dit le gouverneur ; si tous les prisonniers voulaient s' amuser à promener leurs gardiens pendant cent lieues , et si les gardiens consentaient à faire une pareille promenade , ce serait une excellente chance que les prisonniers se ménageraient de prendre la clef des champs dès qu' ils en trouveraient l' occasion , et pendant un pareil voyage l' occasion se présenterait certainement . Malheureusement c' est un moyen connu , dit M. de Boville , et Monsieur n' a pas même le mérite de l' invention . Puis se retournant vers l' abbé : Je vous ai demandé si vous étiez bien nourri , dit - il . Monsieur , répondit Faria , jurez - moi sur le Christ de me délivrer , si je vous ai dit vrai , et je vous indiquerai l' endroit où le trésor est enfoui . Etes - vous bien nourri ? répéta l' inspecteur . Monsieur , vous ne risquez rien ainsi , et vous voyez bien que ce n' est pas pour me ménager une chance de me sauver , puisque je resterai en prison tandis qu' on fera le voyage . Vous ne répondez pas à ma question , reprit avec impatience l' inspecteur . Ni vous à ma demande , s' écria l' abbé . Soyez donc maudit comme les autres insensés qui n' ont pas voulu me croire ! Vous ne voulez pas de mon or , je le garderai ; vons me refusez la liberté , Dieu me l' enverra . Allez , je n' ai plus rien à dire . Et l' abbé , rejetant sa couverture , ramassa so * morceau de plâtre , et alla s' asseoir de nouveau au milieu de son cercle où il continua ses lignes et ses chiffres . Que faitil la ? dit l' inspecteur en so retirant . 11 compte ses trésors , reprit le gouverneur . Faria répondit à ce sarcasme par un coup d' œil empreint du plus suprême mépris . Ils sortirent . Le geôlier referma la porte derrière eux . Il aura en effet possédé quelques trésors , dit l' inspecteur en remontant l' escalier . Ou il aura rêvé qu' il les possédait , répondit le gouverneur , et le lendemain il se sera réveillé fou . Ainsi finit l' aventure pour l' abbé Faria . Il demeura prisonnier , et , àla suite de cette visite , sa répataiton de fou réjouissant s' augmenta encore . Quant à Dantès , l' inspecteur lui tint parole . En remontant chez le gouverneur il sa fit représenter le registre d' écrou . Une note était écrite en regard de son nom . Cette note était ainsi conçue :
! Bonapartiste enragé ; a pris une part active au retour de l' île d' Elbe . A tenir au plus grand secret , et sous la plus stricte surveillance . Cette note était d' une autre écriture et d' une encre difrente que le reste dii registre , ce qui prouvait qu' elle avait été ajoutée depuis l' incarcération de Dantès . L' accusation était trop positive pour essayer de la combattre . L' inspecteur écrivit donc au-dessous de l' accolade : « Vu la note cidessus , rien à faire . » Cette visite avait pour ainsi dire ravivé Dantès ; depuis qu' il était entré en prison , il avait oublié de compter les jours ; mais l' inspecteur lui avait donné une nouvelle date , et Dantès ne l' avait pas oubliée . Derrière lui , il écrivit sur le mur , avec un morceau de plâtre détaché de son plafond : 30 juillet 1816 ; et , à partir de ce moment , il fit un cran chaque jour pour que la mesure du temps ne lui échappât plus . Les jours s' écoulèrent , puis les semaines , puis les mois : Dantès attendait teujours . Il avait commencé par fixer à sa liberté un terme de quinze jours . En mettant à suivre son affaire la moitié de l' intérêt qu' il avait paru éprouver , le gouverneur devait avoir assez de quioze jours . Ces quinze jours écoulés , il se dit tpTil était absurde à lui de croire que l' inspecteur se serait occupé de lui avant son retour à Paris ; or son retour à Paris ne pouvait avoir lieu que lorsque sa tournée serait finie , et sa tournée pouvait durer un mois ou deux . Il se donna donc trois mois au lieu de quinze jours ; les trois mois écoulés , un autre raisonnement vint à son aide , qui fit qu' il s' accorda six mois ; mais ces six mois écoulés , en mettant les jours au bout les uns des autres , il se trouvait qu' il avait attendu dix mois et demi . Pendant ces dix mois et demi , rien n' était changé dans le régime de sa prison ; aucune nouvelle consolante ne lui était parvenue ; le geôlier , interrogé , était muet comme d' habitude . Dantès commença à douter de ses sens , à croire que ee qu' il prenait pour un souvenir de sa mémoire n' était rien autre chose qu' une hallucination de son cerveau , et que cet ange consolateur , qui était apparu dans sa prison , y était descendu sur l' aile d' un réve . Au bout d' un an , le gouverneur fut changé . Il avait obtenu la direction du fort de Ham ; il emmena avec lui plusieurs de ses subordonnés , « t entre autres le geôlier de Dantès . Un nouveau gouverneur arriva ; il eût été trop long pour lui d' apprendre les noms de ses prisonniers , fi se fit représenter seulement leurs numéros . Cet horrible hôtel garni se composait de cinquante chambres ; leurs habitans furent appelés du numéro de la chambre qu' ils habitaient , et lie jeune homme cessa même de s' appeler de son prénom d' Edmond ou de son nom de Dantès : il s' appela le numéro 34 . ALEXANDRE DUMAS . ( La suite à demain . )