~ U allait faire part de cette observation à la Goualeuse , lorsqu' on levant les yeux sur la jeune fille il la vit pâlir ; elle regardait avec une terreur muette la hideuse compagne du Maîlre - d' Ecole ; enfin , saisissant le bras de Rodolphe d' une main tremblante , Fleur - de - Marie lui dit à voix basse : La Chouette ... mon Dieu ! ... la Chouette ... laßorgnesse ! A ce moment le Maître - d' Ecole , échangeant quelques paroles à voix basse avec uu des habitués du tapis-franc , s' avança lentement vers la table où s' attablaient Rodolphe , la Goualeuse et le Chonriueur . Alors , s' adressant à Fleur - de - Marie , d' une voix rauque et creuse comme le rugissement d' un tigre : —Eh ! dis donc , la belle blonde , tu Yas quitter ces deux , mu files et t' en venir avec moi- La Goualeuse ne répondit rien , se serra contre Rodolphe ; ses dents se choquaient d' effroi . —Et moi je ne serai pas jalouse , dit l' horrible Chouette en riant aux éclats . Elle ne reconnaissait pas encore dans la Goualeuse la Pégrlotte , sa victime . Ah ça 1 petite , est -ce que tu ne m' entends pas ? dit le monstre en s' avançant . Si tu ne viens pas , je t' éborgnepour faire le pendant de la Chouette ; et toi , l' homme à moustaches ... ( ii s' adressait à Rodolphe ) , si tu ne me jettes pas cette blonde par dessus la table ... je te crève ... Mon Dieu , mon Dieu ! défendez - moi ! s' écria ia Goualeuse à Rodolphe , .en joignant les mains . Puis , réflé- ' chissant qu' elle allait l' exposer peut-être à un grand danger , elle reprit à voix basse : Non , non , ne bougez pas , monsieur Rodolphe ; s' il approche , je crierai au secours , et , de peur d' une esclandre qui attirerait la police , l' Ogresse prendra mon parti ... Sois tranquille , ma fille , dit Rodolphe en regardant intrépidement le Maître - d' Ecole . Tu es à côté de moi , tu n' en bougeras pas ; et comme ce hideux animal le fait mal au cœur et à moi aussi , je vais le porter dans la rue ... Toi ! ... dit le Maître - d' Ecole . Moi ! ... reprit Rodolphe . Et , malgré les efforts de la Goualeuse , il se leva de table .
Le Maître - d' Ecole recula d' un pas au terrible aspect de la physionomie de Rodolphe . Fleur - de - Marie et le Chourineur furent aussi frappés de l' expression de méchanceté , de rage diabolique qui en ce moment contracta la noble figure de leur compagnon ; il devint méconnaissable . Dans sa lutte contre le Chourineur il s' élait montré dédaigneux et railleur ; mais , face à face avec le Maître - d' Ecole , il semblait possédé d' une haine féroce : ses pupilles , dilatées par la fureur , luisaient d' un éclat étrange . Certains regards ont une puissance magnétique irrésistible ; quelques duellistes célèbres doivent , dit - on , leurs sangtans triomphes à cette action fascinatrice de leur regard , qui démoralise , qui altère leurs adversaires . Rodolphe était doué de cet effrayant coup-d'œil fixe , perçant , qui épouvante , et que ceux qu' il obsède ne peuvent éviter .... Ce regard les trouble , les domine ; ils le ressentent presque physiquement , et , malgré eux , ils le recherchent ... ils ne peuvent en détacher leur vue . Le Maître - d' Ecole Iressailiit , recula encore d' un pas , et , ne se fiant plus àsa force prodigieuse , il chercha sous sa blouse le manche de son poignard . Un meurtre eût peuf - èlre ensanglanté le tapis-franc , si la Chouette , saisissant le Maître - d' Ecole par le bras , ne se fût écriée : Minute minute fourline ( t ) , laisse - rnoi dire un mot tu mangeras ces deux muffles tout à l' heure , ils ne t' échapperont pas Le Maîlre - d' Ecole regarda la Borgnesse avec étonnement . ' Depuis quelques minutes , ia Chouette observait Fleur - de- Marie avec une attention croissante , cherchant à rassembler ses souvenirs . Enfin elle ne conserva plus le moindre doute : elle reconnut la Goualeuse . -Est - il bien possible ! s' écria la Borgnesse en joignant los mains avec etonnement , —c' est la Pégriptte , la voleuse de sucre d' orge . Mais d' où donc que tu sors ? c' est donc le Boulanger ( 2 ) qui t' envoie ? —ajouta - t - elie en mon-
( l ) Diminution de fourlourew , assassin . ( 2 ) Le Diable .
trant le poing à la jeune fille . Tu retomberas donc toujours sous ma griffe ? Sois tranquille , si je ne t' arrache plus de dents , je t' arraeherai toutes les larmes de ton corps . Ah ! vas - tu rager ! Tu ne sais donc pas ? je connais tes parens ... Le Maître - d' Ecole a vu au pré l' homme qui t' avait donnée à moi quand tu étais toute petite ... Il lui à dit lo nom de ta mère ... C' est des daims huppés ( î ) tes parens ... Mes parens ! vous les connaissez ! .. s' écria Fleur - de- Marie . Oui , mon homme sait le nom de ta mère ... mais je lui arracherais plutôt la langue que de le laisser té le dire ... Il a encore vu hier celui qui t' a amenée dans mon chenil * ' , ; parce qu' on ne payait plus sa femme qui t' avait nourrie /"/ ..... car elle ne tenait guère à toi , ta mère ; elle aurait autant aimé te savoir crevée , bien sûr ... Mais c' est égal , -si tu savais son nom maintenant , tu pourrais joliment là rançonner , ma petite bâtarde ... L' homme que je te dis a des papiers ... oui , Pégriotte , il a des leLlres delà mère ... et s' il ne s' en sert pas , c' est qu' il a des raisons pour çâ ... Hein II lu rages ... tu pleures , Pegriotte ... Eh bien non ! ... Tu ne la connaîtras pas , ta mère ... Tu né la conn' aitras pàsl T— — J' aime autant qu' elle me croie morte ... dit Fleurde - Marie en essuyant ses yeux . Rodolphe , oubliant le Maître - d' Ecole , avait attentivement écouté la Chouette , dont le récit l' intéressait . Pendant ce temps , lefirigaud n' étant plus sous l' influence du regard de Rodolphe avait repris courage ; il ne pouvait croire que ce jeune homme , détaillé moyenne et svelte , fût en état de se mesurer avec lui ; sûr de sa force herculéenne , il s' approcha du défenseur de la Goualeuse , et dit àla Chouette avec autorité : Assez bavardé comme ça ... Je veux dévisager ce beau muffle - là et lui défoncer la frimousse ... pour que la belle blonde me trouve plus gentil que lui . D' un bond , Rodolphe sauta par-dessus la table . Prenez garde à mes assiettes ! répéta l' Ogresse . Et le Maître - d' Ecole se mit en défense , les deux mains en avant , le haut du corps un peu en arrière , bien campé sur
( i ) Des gens riches .
ses robustes reins , et pour ainsi dire arc-bouté sur une de ses jambes énormes .... qni ressemblaient à un balustre de . pierre . Au moment où Rodolphe s' élançait sur lui , Ta porta du tapis-franc s' ouvrit violemment ; le charbonuierdont pons avons parlé , et qui avait presque six pieds do haut , sa précipita dans la salle , écarta rudement le Maîtro - d' Ecole , s' approcha de Rodolphe , et lui dit en anglais à l' oreille : Monseigneur , Tom et Sarafa ... Ils sont au bout de la •rue . * . A ces mots mystérieux , Rodolphe fit un mouvement de colère , jeta un louis sur le comptoir dé l' Ogresse et courut vers la porte . Le Maître - d' Ecole tenta de s' opposer au passage de Rodolphe ; mais célui - cî se retournant lui détacha au milieu du visage deux coups de poing si rudement assénés , que le taureau chancela tout étourdi et tomba pesamment à demi renversé sur une table . : . r • Vive la Charte ! ! 1 je reconnais là mes coups de poing de la fin , s' écria le Chourineur . Encore quelques leçons comme ça , ot je lés saurai ... Revenu à lui au bout de quelques secondes , le Maitred' Ecole s' élança à la poursuite de Rodolphe . Ce dernier avait disparu avec le charbonnier dans le sombre dédale des rues de la Cité ; il était impossible de le rejoindre . Au moment où le Maître - d' Ecole rentrait , écornant de rage , deux hommes , aecourant du côté opposé à celui par lequel Rodolphe avait disparu , se précipitèrent dans le tapisfranc ; comme s' ils eussent fait rapidement une longue course . Leur premier mouvement fut de jeter les yeux de côté et d' aulçe dans la taverne . Malheur sur moi ! dit l' un , —il nous échappe encore ! .... • Patience 1 .... les jours ont vingt-quatre heures , et la vie est longue , répondit l' autre personnage . Ces deux nouveaux venus s' exprimaient en anglais- EUGÈNE SUE . ( La suite à demain . )