Sfeailletesa du Journal des Débats .
LES MYSTÈRES DE PARIS ( 1 ) . ( Voyez les Numéros des 19 , 21 , 22 , 23 , 24 , 2S , 26 et 2s juin . ) CHAPITRE X. lia Ferme . Après son entretien arec le Chourineur , Rodolphe resta quelques momens préoccupé , pensif . Fieur - de - Marie , n' osant interrompre le silence de son compagnon , le regardait tristement . Rodolphe , relevant la tête , lui dit , en souriant avec bonté • A quoi pensez - vous , mon enfant ? La rencontré du Chourineur vous a été désagréable , n' est -ce pas ? Nous étions si gais ! C' est au contraaire un bien pour nous , monsieur Rodolphe , puisque le Chourineur pourra vous être utile . Cet homme ne passait - il pas , parmi les habitués du tapis-franc , pour avoir encore quelques bons sentimens ? Je l' ignore , monsieur Rodolphe ... Avant la scène d' hier je 1 avais vu souvent , je lui avais à peine parlé ... je le croyais aussi méchant que les autres .... Ne pensons plus à tout cela , ma petite Fleur - de - Marie . J aurais du malheur , si je vous attristais , moi qui justement voulais vous faire passer une bonne journée . Qh ! je suis bien heureuse ! Il y a si long-temps que ie ne suis sortie de Paris 1 Depuis vos parties en mylord , avec Rigolette ? Mon Dieu ' , oui , monsieur Rodolphe ... C' était an printemps mais , quoique nous soyons presque en hiver , ça me
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fait tout autant de plaisir . Quel beau soleil il fait ! .. Voyez donc ces petits nuages roses là bas ... là bas .... et cette colline ! ... avec ses jolies maisons blanches an milieu des arbres ... Comme il y a encore des feuilles ! c' est étonnant au mois de novembre , n' est -ce pas , monsieur Rodolphe ? Mais à Paris les feuilles tombent si vite .... Et là bas ... cette volée de pigeons ... les voilà qui s' abattent sur le toit d' un mou-118 ... A la campagne on ne se lasse pas de regarder , tout est amusant . C' est plaisir de voir combien vous êtes sensible à ces riens qui font le charme de l' aspect de la campagne , Fleurde - Marie . En effet , à mesure que la jeune fille contemplait le tableau calme et riant qui se déroulait autour d' elle ' , sa physionomie s' épanouissait de nouveau . Et là bas , ce feu de chaume dans les terres labourées , la belle fumée blanche qui monte au ciel .... et cette charrue avec ses deux bons gros chevaux gris ... Si j' étais homme , comme j' aimeraisl' état de laboureur ! .... Etre au milieu d' une plaine bien silencieuse , à suivre sa charrue .... en voyant bien loin des grands bois . Par un temps comme aujourd'hui , par exemple ! ! c' est pour le coup que ça vous donnerait envie de chanter de ces chansons un peu tristes , qui vous font venir les larmes aux yeux ... comme Geneviève de Brabant . Est -ce que vous connaissez la chanson de Geneviève de Bbabant , monsieur Rodolphe ? Non , mon enfant ; mais si vous êtes gentille , voiis me la chanterez une fois arrivés à la ferme . Quel bonheur ! Nous allons à une ferme , monsieur Rodolphe ? Oui , à une ferme tenue par ma nourrice , bonne et digne femme , qui m' a élevé . Et nous pourrons avoir du lait ! s' écria la Goualeusè en frappant dans ses mains . Fi donc ! ... du lait .... de l' excellente crème , s' il vous plaît , et du beurre que la fermière fera devant nous , et des œufs tout frais . Que nous irons dénicher nous-mêmes ! ' Certainement .... Et nous irons voir les vaches dans l' élable ? Je crois bien
Et nous irons aussi dans la laiterie ! - Aussi dans la laiterie . Et au pigeonnier ? Et au pigeonnier . —Ah ! tenez , monsieur Rodolphe , c' est à n' y pas croire .. Comme je vais m' aïquser ! Quelle bonne journée ! ... quelle bonne journée ! s' écria la jeune fille toute joyeuse . Puis , par un brusque revirement de pensée , la malheureuse , songeant qu' après ces heures de liberté , passées à la campagne , elle rentrerait dans son bouge infect , elle cacha sa téte dans ses mains et fondit en larmes . Rodolphe , surpris , dit àla Goualeusé : Qu' avez - vous , Fleur - de - Marie , qui vous chagrine ? Rien .... rien , monsieur Rodolphe , —et elle essuya ses yeux en tâchant de sourire . Pardon si je m' attriste .... n' y faitès pas attention .... je n' ai rien , je vous jure .... c' est une idée .... je vais être gaie . Mais vous étiez si joyeuse toute à l' heure ! ... C' est pour ça ... répondit naïvement Fleur - de - Marie en levant sur Rodolphe ses yeux encore humides de larmes . Ces mots éclairèrent Rodolphe ; il devina tout . Voplant chasser l' humeur sombre de la jeuue fille , il lui dit en souriant : Je parie que vous pensiez à voire rosier ? Vous regréttez , j' en suis sur , de ne pouvoir lui faire partager notre promenade à la ferme ... Pauvre rosier , vous auriez été capable de vouloir lui faire manger aussi un peu de crème 11 La Goualeuse prit le prétexte de cette plaisanterie ponr sourire ; peu à peu ce léger nuage de tristesse s' effaca de son esprit ; elle ne pensa qu' à jouir du présent et à s' étourdir sur l' avenir . La voiture arrivait près de Saint-Denis , la haute flèche de l' église se voyait au loin . Oh ! le beau clocher ! s' écria la Goualeuse . C' est le clocher de Saint-Denis , une église superbe ... Voulez - vous la voir ? Nous ferons arrêter le fiacre . La Goualeuse baissa les yeux . Depuis que je suis chez l' Ogresse , je ne suis point en- . trée dans une église ; je n' ai pas osé . A la prison , au contraire , j' aimais tant chanter à la messe ! et , à la Fête-Dieu , nous faisions de si beaux bouquets d' autel !
Mais Dieu est bon et clément : pourquoi craindre de le prier , d' entrer dans une église ? Oh ! non , n0n .... monsieur Rodolphe .... ce serait comme , une impiété ... C' est bien assez d' offenser le bon Dieu autrement . Après un moment do silence , Rodolphe dit àla Goualeuse : Jusqu' à présent , avez - vous aimé quelqu'un ? Jamais , monsieur Rodolphe ! Pourquoi cela ? , Vous avez vu les gens qui fréquentaient la tapisfranc ... Et puis , pour aimer , il faut être honnête . ■ p Comment cela ? Ne dépendre que de soi ... pouvoir ... Mais tenez , si ça vous est égal , monsieur Rodolphe , je vous en prie , ne parlons pas lie ça ... „ Soit , Fleur - de - Marie , parlons d' autre chose .... Mais qu' avez - vous à me regarder ainsi ? voilà encore vos beaux yeux pleins de larmes ... Vous ai - je chagrinée ? Oh ! au contraire ; mais vou êtes si bon pour moi que cela me donne envie de pleurer ... et puis vous ne me tutoyez pas ... et puis , enfin , on dirait que vous ne m' avez emmenée que pour mon plaisir à moi , tant vous avez l' air , content de me voir heureuse . Non content de m' a voir défendue hier , ... vous me faites passer aujourd'hui une pareille journée avec vous ... Vraiment , vous êtes heureuse ? D' ici à bien long-temps je n' oublierai pas ce bonheurlà . » . C' est si rare , le bonheur ! ... Oui , bien rare ... Ma foi , moi , à défaut de ce que je n' ai pas , je m' amuse quelquefois à rêver ce que je voudrais avoir , à me dire : voilà ce que je désirerais être ... voilà la fortune que j' ambitionnerais ... Et vous , Fleur - de - Marie , quelquefois ne faites - vous pas aussi de ces rêves - là , de beaux châteaux en Espagne ? -Autrefois , oui , en prison ; avant d' entrer chez l' Ogresse , je passais ma vie à ça et à chanter ; mais depuis , c' est plus rare .... Et vous , monsieur Rodolphe , qu' est -ce que vous ambitionneriez donc ?