er la vigueur surprenante que cet liomma venait de déployer dans sa lutte avec l' athlétique Cbourineur . Il eût été très difficile d' assigner un caractère certain à la physionomie de Rodolphe ; elle réunissait les contrastes les plus bizarres . Ses traits étaient régulièrement beaux , trop beaux peutêtre pour un homme . Son teint d' une pâleur délicate , ses grands yeux d' un brun orangé , presque toujours à demi fermés et entourés d' une légère auréole d' azur , sa démarche nonchalante , son regard distrait , son sourire ironique , semblaient annoncer un homme blasé , dont la constitution était sinon délabrée , du moins affaiblie par les aristocratiques excès d' une vie opnlenle Et pourtant de sa main élégante et blanche , Rodolphe venait de terrasser un des bandits les plus robustes , les plus redoutés de ce quartier de bandits . * Nous disons aristocratiques excès , parce que l' ivresse d' un vin généreux diffère complètement de l' ivresse d' un affreux breuvage frelaté ; parce qu' en un mot , aux yeux de l' observateur , les excès diffèrent de symptômes comme ils diffèrent de nature et d' espèce . Certains plis du front de Rodolphe révélaient le penseur profond , l' homme essentiellement contemplatif ..... et pourtant la fermeté des contours de sa bouche , son port de tête tuelquefois impérieux et hardi , décelaient alors l' homme ' action dont la force physique , dont l' audace exercent toujours sur la foule uu irrésistible ascendant . Souvent son regard so chargeait d' une triste mélancolie , et tout ce que la commisération a de plus secourable , tout ce que la pitié a de plus touchant , se peignait sur son visage . D' autres fois , au contraire , le regard de Rodolphe devenait dur , méchant ; ses traits exprimaient tant de dédain et de cruauté , qu' on ne pouvait le croire capable de ressentir aucune émotion douce . La suite de ce récit montrera quel ordre de fails ou d' idées excitait chez lui des passions si contraires . Dans sa lutte avec le Cbourineur , Rodolphe n' avait témoigné ni colère , ni haine contre cet adversaire indigne de lui . Confiant dans sa force , dans son adresse , dans son agilité , il n' avait eu qu' un mépris railleur pour l' espèce de bête brute qu' il venait de terrasser .
( 1 ) La tète .
Pour achever le portrait da Rodolphe , nous dirons que ses cheveux étaient châtain - clair , de la même nuance que ses sourcils noblement arqués et que sa petite moustache fine et soyeuse ; son menton un peu saillant était soigneusement rase . Du reste , les manières et le langage qu' il affectait , avec une incroyable aisance , donnaient à Rodolphe une complète ressemblance avec les hôtes de l' Ogresse . Son cou svelte , aussi , élégamment modelé que celui du Bacchus indien , était entouré d' une cravatte noire nouée négligemment , et dont les bouts retombaient sur le collet de sa blouse bleue , d' une nuance blanchâtre annonçant la vétusté . Une double rangée de clous armait ses gros souiiers . Enfin , sauf ses mains d' une distinction rare , rien ne le distinguait matériellement des hôtes du tapis-franc , tandis que son air de résolution , et , pour ainsi dire , d' audacieuse sérénité , mettait entre eux et lui une distance énorme . En entrant dans le tapis-franc , le Chourineur posant une de ses larges mains velues sur l' épaule de Rodolphe , s' écria : Salut au maître du Chourineur ! ... Oui , les amis , ce cadet - là vient de me rincer .... Avis aux amateurs qui auraient l' idée de se faire casser les reins ou crever la sorbonne ( 1 ) , en comptant le Maitre - d' Ecole qui , cette fois - ci , trouvera son maître .... J' en réponds et je le parie ! - A ces mots , depuis l' Ogresse jusqu' au dernier des habitués du tapis franc , tous regardèrent le vainqueur du Chourineur avec un respect craint if . Les uns reculèrent leurs verres et leurs brocs au bout de la table qu' ils occupaient , s' empressant de faire une place à Rodolphe dans le cas où il aurait voulu se placer â côté d' eux ; d' autres s' approchèrent du Chourineur pour lui demander' à voix basse quelques détails sur cet inconnu qui débutait si victorieusement dans le monde . L' Ogresse , enfin , avait adressé à Rodolphe l' un de ses plus gracieux sourires . Chose inouie , exorbitante , fabu - leuse dans les fastes du Lapin Blanc , elle s' était levée de son comptoir pour venir prendre les ordres de Rodoiphe et savoir ce qu' il fallait servir à sa société , attention que l' Ogresse n' avadt jamais eue pour le fameux Maître- d' Ecoie
terrible scélérat qui faisait trembler le Chourineur luimême . Uq des deux hommes à figure sinistre , que nous avons signalés ( celui qui , très pâle , cachait sa main gauche et rabattait toujours son bonnet grec sur son front ) , se pencha vers l' Ogresse , qui essuyait soigneusement la table de Ro- ' dolphe , et lui dit d' une voix enrouée : Le Maitre - d' Ecole n' est pas venu aujourd'hui ? Non , dit la mère Ponisse . # Et hier ? Il est venu . Avec sa nouvelle largue ( 1 ) ? —Ah çàl est -ce que - tu rae prends pour un raille ( 2 ) , avec tes drogueries ? Est -ce que tu crois que je vas manger mes pratiques , sur l' orgue ( 5 ) ? dit l' Ogresse d' une voix brutale . J' ai rendez-vous ce soir avec le Maitre - d' Ecole , NA répéta 1e brigand , nous avons des affaires ensemble . Ça doit être du propre , vos affaires , tas d' escarpes ( 4 ) que vous êtes ! Escarpes ! répéta le bandit d' un air irrité ; c' est les escarpes qui te font vivre ! Ah ça ! vas - tu me donner la paix ? s' écria l' Ogresse d' un air menaçant , en levant sur le questionneur le broc qu' elle tenait à la main . L' homme se remit à sa place en gromelant . Fleur - de - Marie entrant dans la taverne de l' Ogresse sur les pas du Chourineur , avait échangé un signe de tête amical avec l' adolescent à figure flétrie . • Le Chourineur dit à ce dernier : Eh ! Barbillon , tu pitanches donc toujours de Veau d' aff ( 8) ? € Toujours ... J' aime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux arpions que d' être sans eau d' aff dans l' avatoir et sans tréfoin dans ma chiffarde ( 6 ) , dit le jeune homme d' une voix cassée , sans changer de position et en lançant d' énormes bouffées de tabac .
( 1 ) Sa nouvelle femme . ( 2 ) Mouchard . ( 5 ) Dénoncer mes pratiques . ( 4 ) Assassins . ( 5 ) Tu bois donc loujours de l' eaude - vie ? ( 6 ) J' aime mieux /"/ jeûner et avoir des savatles ( des philosophes ) aux pieds , que d' être saus eau-de-vie dans le gosier eî sans tabac dans ma pipe . S • ' Y * ' ' . V' i /"/
Bon soir , mère Ponisse , dit la Goualeuse . Bon soir , Fleur - de - Marié , répondit l' OgTesse en s' approchant de la jeune fille pour inspecter les vêtemens qui couvraient la malheureuse et qu' elle lui avait loués . Après cet examen , elle lui dit avec une sorte de satisfaction botft - rue : C' est un plaisir de te louer des effets à t0i , .... tu es propre comme une petite chatte , ... aussi je n' aurais pas confié ce joli châle orange à des canailles comme la Tourneuse ou la Te' te - de - Mort . Mais aussi c ! est moi qui t' ai éduquee depuis ta sortie de prison ... et il faut être juste , il n' y a pas un meilleur sujet que toi dans toute la Cité . La Goualeuse baissa la tête , et ne parut nullement fière des louanges de l' Ogresse . Tiens ! dit Rodolphe , vous avez du buis béni sur votre coucou , la mère ? Et il montra du doigt lç saint rameau placé derrière la vieille horloge . Eh bien ? faut - il pas vivre comme des païens ? répondit naïvement l' horrible femme . Puis s' adressant à Fleur - de - Marie , elle ajouta : Dis donc , la Goualeuse , est -ce que tu ne vas pas nous goualer une de tes goualantes ( 1 ) ? Après souper , mère Ponisse , dit le Chourineur . Qu' est -ce que je vas vous servir ? mon brave , dit l' Ogresse à Rodolphe , dont elle voulait se faire bien venir et peut-être au besoin acheter le soutien . Demandez au Chourineur , la mère ; il régale , moi je paie . —Eh bien 1 —dit l' Ogresse en se tournant vers le bandit , qu' est -ce que tu veux à souper , mauvais chien ? Deux doubles cholettes de tortu à douzo , un arlequin et trois croûtons de lartij bien tendre ( deux litres de vin à 12 sous , trois croûtons de pain très tendre et un arlequin ) ( 2 ) , dit le Chourineur , après avoir un moment médité sur Ja composition de ce menu .
( 1 ) Est -ce que tu ne vas pas nous chauler une de tes chansens ? ( 2 ) Un arlequin est un ramassis de viande , de poisson et de toutes sortes de restes provenant de la desserte de la table des domestiques des grandes maisons . Nous sommes honteux de ces détails , mais ils concoarent à l' ensemble do ces mœurs étranges .