—Bravo ! ma fille ! ... ça m' explique ton coup de ciseaux de tout à l' heure .... a110n5 .... allons , je te l' ai dit , tu asde l' atout ( du courage ) . Mais la Chouette a dû t' écorcher vive après ce coup-là . Sa . friture finie , elle vient à m0i .... On m' avait donné trois sous d' aumône , et j' avais mangé pour six .... Quand la Borgnesse m' a prise par la main pour m' emmener , j' ai cru que j' allais tomber sur la place tant j' avais peur , ... je me rappelle ça comme si j' y étais , ... car justement c' était dans le temps du jour de l' an . Tu sais , il y a toujours des boutiques de joujoux sur le Pont - Neuf ; toute la soirée j' en avais eu des èblouissemens .. , . rien qu' à regarder toutes ces belles poupées , tous ces beaux petits ménages .... tu penses , pour un enfant ... Eh ! lu n' avais jamais eu de joujoux , Goualeuse ? dit le Chourineur . Moi ! es - tu bête , va 1 ... Qui est -ce qui m' en aurait donné ? Enfin , la soirée finit ; quoiqu' en plein hiver , je n' avais qu' une mauvaise guenille de robe de toile , ni bas , ni chemise , et des sabots aux pieds ! il n' y avait pas de quoi étouffer , n' est -ce pas ? Eh bien ! quand la Borgnesse m' a pris la main , je suis devenue toute en nage . Ce qui m' effrayait le plus , c' est qu' au lieu , de jurer , de tempêter , laChouette nî faisait que marronner tout le loDg du chemin entre ses dents ... Seulement , elle ne me lâchait pas , et me faisait marcher si vite , si vite , qu' avec mes petites jambes j' étais obligée de courir pour la suivre . En courant , j' avais perdu un de mes sabots ; je n' osais pas le lui dire ; je l' ai suivie tout de même avec un pied nu ... En arrivant je l' avais tout en sang . La mauvaise chienne de Borgnesse ! s' écria îe Chou rlneur en frappant de nouveau sur la table avec colère ; • ça me fait un drôle d' effet de penser à cotte enfant qui trotte après celto vieille voleuse , avec son pauvre petit pied tout saignant .... Nous perchions dans un grenier de la rue do la Morteilerie ; à côté de la porte de l' allée , il y avait un rogomiste : la Chouette y entra en mo tenant toujours par la main . Là elle but une demi-chopine d' eau - de - vie sur le comptoir . Morbleu ! je ne la boirais pas , moi , sans être saoul comme une grive . C' était la ration de la Borgnesse ; aussi elle se couchait toujours dans les bringues - zingues . C' est peut-être pour cela qu' elle me battait tant . Enfin , nous montons chez nous ; je n' étais pas à la noce , je t' en réponds . Nous arrivons : la Chouette ferme la porto à double tour ; je me jatte à ses genoux en lui demandant bien pardon d' avoir mangé ses sucres d' orge . EUe ne me répond pas , et je l' entends marmotter en marchant dans la chambre : « Qu' est -ce donc » que je vas lui faire ce soir , à celte Pégriotle , à cette . » voleuse d«>sucre d' orae ? ... voyons , qu' est -ce donc que jo » vas lui faire ? » Et elle s' arrêtait pour ma regarder en ; roulant son œil vert .... Moi , j' étais toujours à genoux . Tout I
d' un coup , la Borgnesse va à une planche et y prend une paire de tenailles . Des tenailles 1 s' écria le ChourineHr . Oui , des tenailles . /"/ Eh ! pourquoi foire ? Pour te frapper ?— dit Rodolphe . Pour te pincer ? dit le Chourineur . —Ah bien ! oui . • ' Pour t' arracher les cheveux ? Vous n' y êtes pas : donnez - vous votre langue aux chiens ? Je la donne . Nous la donnons . Eh bien ! c' était pour m' arracher une dent ( 1 ) ! Le Chourineur poussa ua tel blasphème , et l' accompagna d' imprécations si furieuses , que tous les hôtes du tapisfranc se retournèrent avec étonnement . ' - Eh bien ! qu' est -ce qu' il a donc ? dit la Goualeuse . —Ce que j' ai ? . , mais je l ' escarperais ( 2 ) . ' si je la tenais , la Borgnesse ! .. Où est-elle ? dis - le - moi ; où est-elle ? si je la trouve , je la refroidis ( S ) ! Et le regard du bandit s' injecta de sang . Rodolphe avait partagé l' horreur du Chourineur la cruauté de la Borgnesse ; mais il se demandait par quel phénomène un assassin entrait en fureur en entendant raconter qu' une méchante vieille femme avait voulu , par méchanceté , arracher une dent à un enfant . Nous croyons ce sentiment de pitié possible , même probable , chez une nature pourtant féroce . Et elle te l' a arrachée , ta dent ? ma pauvre petito , c etle vieille misérable ? demanda Rodolphe . Je crois bien , qu' elle me l' a arrachée ! et pas du premier coup encore ! Mon dieu ! y a -t -elle travaillé : elle me lenait la tète entre les genoux comme dans un étau . Enfin , moitié avec les tenailles , moitié avec ses doigts , elle m' a tiré cette dent , et puis elle m' a dit , pour m' effrayer bien sûr : « Maintenant je t' en arracherai une comme ça tous les jours , Pégriotte ; et quand tu n' auras plus de dents je te ficherai à l' èau : tu seras mangée par les poissons ; y se revengeront sur toi de ce que tu as - élé chercher des.vers pour les prendre . » Je me souviens de ça , parce que ça me paraissait injuste ' .. Tiens , comme si c' était pour mon plaisir que j' allais aux vers ! Ahi la gueuse ! casser , arracher les dents à une pauvre petit enfant ! s' écria le Chourineur avec un redoublement de fureur . Eh bien 1 après ? Est -ce qu' il y paraît maintenant ? voyons ? dit Fleur - de - Marie .
( 1 ) Nous prions les lecteurs qui trouveraient cette cruauté exagérée , de se rappeler les condamnations presque quotidiennes rendues conire des êlres féroces qui battent et blessent de 3 enfuns ; dos pères , des mères , n' ont pas été étrangers .à ces abominables traitemens . ( 2 ) Je l' assassinerais ! ( 3 ) Je la tue .
Et elle entr'ouvrit en souriant une de ses lèvres roses en montrant deux rangées de petites dents blanches comme des perles . ~ /"/ „ * « Etait - ce insouciance , ohbli , générosité instinctive de la part de cette malheureuse créature ? Rodolphe remarqua qu' il n' y eut pas dans son récit un seul mot de haine contre la femme atroce qui l' avait martyrisée . Eh bien ! après , qu' as - tu fait ? reprit le Chourineur . —Ma foi,.j' en ai eu assez comme ça . Le lendemain , au lieu d' aller aux vers , je me suis sauvée du côté du Panthéon . J' ai marché toute la journée de ce côté - là , tant j' avais peur de la Chouette . J' aurais été au bout du monde plutôt que de re - tomber dans ses griffes . Comme je * Rie trouvais dans des quartiers perdus , je n' avais rencontré personne à qui demander l' aumône , et puis je n' aurais pas osé . Pendant la nuit , j' avais couché dans un chantier , sous des piles de bois . J' étais grosso comme un rat ; en me glissant sous une vieille porte , je m' étais nichée au milieu d' un tas d' écorcés . La faim me dévorait : j' essayai de mâcher un peu de pelure de bbis pour tromper ma fringale , mais je ne pouvais pas ; je n' ai pu mordre un peu que sur de l' écorce de bouleau : c' était plus tendre . Par là-dessus , je IKC suis endormie . Au jour , entendant du bruit , je me suis encore plus enfoncée sous la pile de bois . 11 y faisait presque chaud , comme dans une cave . Si j' avais eu à manger , je n' aurais jamais été mieux de l' hiver . C' était comme moi dans un four à plâtre . —Je n' osais pas sortir du chantier , je me figurais que la Chouette me cherchait partout pour m' arracner les dents et me jeter aux poissons , et qu elle saurait bien me rattraper si je bougeais de là . Tiens , ne m' en parle plus de cette vieille gueuse - là , tu me fais monter le sang aux yéux ! Enfin , le deuxième jour , j' avais encore mâché un petit peu d' écorce de bouleau et je commençais à m' endorrair , lorsque j' entends aboyer un gros chien . Ça mé réveille en sursaut . J' écoute .... le chien aboyait toujours en se rapprochant de la pile de bois . Voilà une autre frayeur qui me galope ; heureusement le chien , je ne sais pourquoi , n' osait paaavancer ... ; mais tu vas rire , Chourineur . Avec loi , il y a toujours à rire ... ; tu es une brave fille tout de môme ... Tiens , vois-tu , maintenant , foi d' homme , je suis fâché de t' avoir battue . Pourquoi ne m' aurais - ta pas battue ? je n' ai personne pour me défendre ... Et moi ? dit Rodolphe . Vous êtes bien bon , Monsieur Rodolphe , mais le Chourineur ne savait pas que vous seriezlà ... , ni moi non plus . .. C' est égal , j' en suis pour ce que j' ai dit ... : je suis fâché de t'-avoir battue , reprit le Chourineur . Continue ton histoire , mon enfant , reprit Rodolphe . J' étais blottie sous la pile de bois , lorsque j' entends un chien aboyer . Pendant que le chien jappait , une
grosse voix se met â dire : « Mon chien aboie ! il y a quelqu'un de caché dans le chantier . C' est des voleurs , reprend une autre voix ... ) ) Et kiss ! kiss ! les voilà à agacer leur chien , en lui criant I' ille ! pitle ! ... Le chien accourt sur moi ; j' ai peur d' ètré morduisy et je naé meis à crier de toutes mes forces . « Tiens ! dit la voix , on dirait les cris d' un enfant ... » On rappelle le chien , on va chercher une lanterne , je sors de mon trou , je me trouve en face d' un gros liomme et d' un garçon en blouse . « Qu' estce que tu fais dans tnon chantier , petite voleuse ? me dit ce gros homme , d' un air /"/ méchant . Mon bon Monsieur , je n' ai pas mangé - depuis deux jours ; je me suis sauvée de chez la Chouette qui m' a arraché une dent et qui voulait me jeter aux poissons ; ne sachant où coucher , j' ai passé par dessous votre porte , j' ai dormi la nuit dans vos écorces , sous vos piles de bois , ne croyant faire de mal à personne.- » Voilà - t - ii pas le marchand de bois qui se mec à dire à son garçon : « Je rie' suis pas dupe de ça , c' est une petite voleusej elle vient voler mes bûches . » ' Ah ! le vieux panné ! le vieux platras ! s' écria le Chourineur . Voler ses bûches , el t' avais huit ansl C' était une bêtise .... , car son garçon lui « Voler vos bûches , bourgeois ? et comment donc qu' elle ferait ? Elle n' est pas tant si grosse que la plus petite de vos bûches . T' as raison , dit le marchand de bois ; maig si elle ne vient pas pour son compte , c' est tout de mêmel Les voleurs ont comme ça des enfans qu' ils envoient espionner et se cacher pour ouvrir la porte aux autres . IL faut la marier chez le cominissairo . » Ah ! la fichue bête de marchand de bois .... On me mène chez le commissaire . Je défile mon chapelet , je m' accuse d' être vagabonde ; on m' envoie en prison ; je suis citée à la correctionnelle ; condamnée , toui jours comme vagabonde , à rester jusqu' à seize ans dans la maison de correction . Je remercie bjen les juges de leur bonté .... Dame ! ... tu penses , dans la prison ... j' avais 4 manger , on ne me battait pas , c' était pour moi un paradis , auprès du grenier do la Chouette . De plus , en prison , j' ai appris à coudre . Mais voilà le malheur ! j' étais paresseuse et flâneuse ; j' aimais mieux chanter que travailler , surtout quand je voyais le 501ei1 , ... Oh ! quand il faisait bien beau dans la cour de la geôle , je ne pouvais pas me retenir de chanter ... Et alors ... comme c' est drôle ! ... à force de chanter , il me semblait que je n' étais plus prisonnière . C'est-à-dire , ma fille , que tu es un vrai rossignal de naissance , dit Rodolphe en souriant . Vous êtes bien honnête , monsieur Rodolphe ; c' est depuis ce temps - là qu' on m' a appelée la Gemleùse au lieu de la Pégriotle . Enfin j' âttrappo mes seizo ans , je sors de prison Voilà qu' à la porte , je trouve l' Ogresse d' ici et deux ou trois vieilles femmes qui étaient quelquefois venues voir mes camarades prisonnières , et qui m' avaient toujours dit que , le jour de ma sortie , elles auraient de l' ouvrage à me donne.r .