—Ah ! bon ! bon ! j' y suis , dit le Chourineur . « Mou dauphin , mon bel ange , ma belle petite , » ma dirent l' Ogresse et les vieilles ... voulez - vous venir » loger chez nous ? nous vous donnerons de belles robes , » et vous n' aurez qu' à vous amuser . » Tu sens bien , Chourineur , qu' on n' a pas été huit ans en prison sans savoir ce que parler veut dire . Je les envoie promener , ces vieilles Gmbaucheuses . Je me dis : Je sais bien coudro , j' ai trois cents francs devant moi , de la jeunesse Et delà jolie jeunesse ... ma fille ! dit le Chourineur . Voilà huit ans que je suis en prison , je vas jouir un peu de la vie ; ça ne fait de mai à personne , l' ouvrage viendra quand L' argent me manquera Et je me mets à faire danser mes trois cents francs . Ça a été mon grand tort , ajouta Fleur - de - Marie avec un soupir , j' aurais dû avant tout m' assurer de l' ouvrage , ... mais j' e n' avais personne pour me conseiller ; ... enfin , ce qui est fait est fait .... Je me mets donc à dépenser mon argent . D' abord j' achète des fleurS pour mettre tout plein ma ebambre ; j' aime lar.t les fleurs ! et puis j' achète une robe , un beau schall , et je vais me promener au Bois de Boulogne à âne , à Saini - Germain aussi à âne .... Avec un amoureux , ma fille ? demanda Je Chouririeur . Mafoi non ! je voulais être ma maîtresse . Je faisais mes parties avec une de mes camarades de prison qui avait été aux Enfans - Trouvés , * une bien bonne fille ; on l' appelait Rigole / te , parce qu' elle riait toujours . Bigolette ? Uigolelle ? je ne connais pas ça , dit le Chourineur , en ayant l' air d' inlerroger ses souvenirs . Je crôis bien que tu ne la connais pas ! Elle est bien honnêtè , Rîgolètïe fc' esl une très bo' nne ouvrière ; maintenant elle gagne au moins Vingt-cinq sous par jour,- elle a un petit ménage à e11e ... Aussi jamais je n' ai osé la revoir . Enfin , à force de faira danser mon argent , il ne me restait plus que quarante-trois francs . II fallait acheter un fonds de bijouterie avec ça , dit le Chourineur . Mafoi ! j' ai mieux fait que ça ... , ; j' avais pour blanchisseuse une femme appelée la Lorraine , la brebis du bon Dieu • elle était alors grosse à pleine ceintnre , avec ça ( ouiours' les pieds.et les mains dans l' eau à son bateau ! Tu jures ! Ne pouvant plus travailler , elle avait demandé à entrer I la Bourbe ; il n' y avait plus de place , on l' avait refusée , elle ne gagnait pIHS rien . La voilà prête d' accoucher , n' ayant ' pas seulement do quoi payer un lit dans un garni ! Heureusement elle rencontra par hasard , un soir , au coin du pont Notre - Dame , la femme à Goubin , qui se cachait depuis quatre jours ' dans la cave d' une maison qu' on démolissait derrière l' Hôtel - Dieu .... . . . Eh ! pourquoi donc qu' elle se cachait dans le jour,'la femme à Goubin ?
Pour se sauver de son homme , qui voulait la tuer ! Elle ne sortait qu' à la nuit pour aller acheter son pain . C' est comme ça qu' elle avait rencontré' la pauvre Lorraine , qui ne savait plus où donner do la tête , car' elle s' attendait à accoucher d' un moment à l' autre ... Voyant ça , la femme à Goubin l' avait emmenée dans la cave où elle se cachait . C' était toujours un asile . Attends donc ! attends donc ! la femme à Goubin , c' est Helmina ? dit le' Chourineur . Oui , une brave fille , répondit la Gonaleuse une couturière qui avait travaillé pour moi et pour Rigolette ... Dame , elle a fait ce qu' elle a pu en donnant la moitié de sa cave , de sa paille et de son pain à la Lorraine , qui est accouchée là d' un pauvre petit « enfant ; et pas seulement une l -couverture , rien que de la paille ! .... Voyant ça , la femme à Goubin n' y tient pas ; au risque de se faire /"/ assassiner par son homme , qui la cherchait partout , elle sort en plein jour de sa cave et elle vient me trouver . Elle savait que j' avais encore un petit peu d' argent et que je n' étais pas méchante ; justement j' allais monter en mylord ( t ) avec Rigolette ; nous voulions finir mes quarantetrois francs , nous faire mener à la campagne , dans les champs ... , j' aime tant lesGhamps ! les arbres ... , les prés ... Mais , bah ! quand Helmina ma raconte le malheur de la Lorraine , je renvoie le mylord , je cours à ma chambre prendre ce que j' avais de liuge , mon matelas , ma couverture ; je fais mettre ça sur le dos d' un commissionnaire , et je trotte àla cave avec la femme à Goubin Ah ! fallait voir comme elle était contente , la pauvre- Lorraine 1 Nous l' avons veillée nous deux Helmina ; quand elle a pu se lever , jè l' ai aidée du reste do mon argent jusqu' à ce qu' elle ait pu se remettre à son bateau . Maintenant elle gagne sa vie ; mais je ne puis pas venir à bout de lui faire me donner ma note de blanchissage ! Je vois bien qu' elle veut s' acquitter comme ça ! D' abord ... si ça continue , je lui ôterai ma pratique , dit la Goualeuse d' un air important . Et la femme à Goubin ? demanda le Chourineur . Corùment ! tu ne sais pas ? dit la Goualeuse . Noq ; quoi donc ? Ah ! la malheureuse! .... Goubin ne l' a pas manquée ! trois coups de couteau entre les deux épaules 1 On loi avait dit qu' elle rôdait du côté de l' Hôtel - Dieu ; et un soir , comme elle sortait de sa cave pour aller chercher du lait pour la Lorraine , il l' a tuée . C' est donc pour ça qu' il a une fièvre cérébrale ( 2 ) , et qu' il sera , dit - on , fauche ( 3)'dans huit jours ?— dit le Chourineur . Justement , dit la Goualeuse . Et quand tir as eu donné ton argent à la Lorraine , qu' as - tu fait , ma fille ? dit Rodolphe . Dame , alors j' ai cherché de l' ouvrage . Je savais très
( 1 ) Cabriolet de place à quatre roues . ( 2 ) Qu' il est condamné à mort . ( 3 ) Et qu' il sera exécuté .
( 1 ) Pieds . ( 2 ) Vieillir .
bien coudre ; j' avais bon courage , je n' étais pas embarrassée ; j' entre dans une boutique de lingère de la rue Saint- Martin . Pour ne tromper personne , je dis que je sors fie prison depuis deux mois , et que j' ai bonne envie de travailler ; on me montre la porte . Je demande de l' ouvrage à emporter ; on me dit que je me moque du monde en demandant qù' pn me confie seulement une chemise . Comme je m' en retournais bien triste .... j' ai rencontré l' Ogresse et une des vieilles qui étaient toujours après moi depuis ma sortie de prison ... Je ne savais plus comment vivre ... Elle m' ont emmenée ... Elle m' ont fait boire de l' eau - devie ! ... Et voilà ! ... Je comprends , dit le Chourineur ; —j e te connais maintenant comme si j' étais tes père et mère et que tu n' aurais jamais quitté mon giron . Eli bien ! voilà j' espère une confession . On dirait que ça l' attriste , ma fille , d' avoir raconté ta vie ? dit Rodolphe . Le fait est que ça me chagrine de regarder ainsi derrière moi ; depuis mou enfance , c' est la première fois qu' il m' arrive de me rappeler touies ces choses - là à la fois .... et ca n' est pas gai .... n' est -ce pas Chourineur ? C' est ça , dit celui-ci avec ironie , tu regrettes peut-être d' avoir pas été fille de cuisine dans une gargolte ? ou domestique chez de vieilles bètes , à soigner les leurs ? C' est égal .... ça doit être bien bon d' être honnête ... dit Fleur - de - Marie avec un soupir . Honnête 1 0h ! ... c'te tête ! ! .... —s' écria le bandit avec un bruyant éciat de rire . Honnête ! ! Et pourquoi pas rosière tout de suite ? pour honorer tes père et mère que tu ne connais pas ? La figure de la jeune fille avait perdu depuis quelques momens l' expression d' insouciance qui la caractérisait . Elle dit au Chourineur : Tiens , Chourineur , je ne suis pas pleurnicheuse .... Mon père ou ma mère in' ont jetée au coin de la borne comme un petit chien qu' on a de trop ; je ne leur en veux pas ' , ils n' avaient pas sans doute de quoi se nourrir euxmêmes ! Ça n' empêche pas ; vois-tu , Chourineur , qu' il y a des sorts plus heureux que le mien . Toi , mais qu' est -ce donc qu' il te faut ? T' es flambante comme une Vénus ; t' as pas dix-sept ans ; tu chantes comme un rossignol ; tu as l' air d' une vierge , on t' appelle Fleurde - Marie , et ta te plains 1 Mais qu' est -ce que tu diras donc quand t' auras une chaufferette sous les arpions ( i ) , et une teignasse en chinchilla , comme voilà l' Ogresse ! Oh ! je ne viendrai jamais à cet âge - là . Peut-être que tu auras un brevet d' invention pour te pas bibarder ( 2 ) . Non , mais je n' aurai pas la vie si dure ! j' ai déjà une mauvaise toux !
■ —Ah ! bon ! jo te vois d' ici dans le mannequin du trimballent de refroidis ( 1 ) Es - tu bête .... val ! ! ' Est -ce que ça te prend souvent ces idées — là , Goualeuse ? dit Rodolphe . • Quelquefois .... Tenéz , M. Rodolphe , vous comprendrez peut-être ça , vous ; le matin , quand je vais acheter mon sou de lait /"/ à la laitière au coin de là rue de là Vieille- Draperie , et que je la vois s' en retourner dans sa petite charrette avec son âne i elle me fait bien souvent enfie , a11ez .... Je me dis : Elle s' en va dans la campagne , au bon air , dans sa maison , dans sa famille ; ... et . moi je remonte toute seule dans le chenil de l' Ogresse , où on ne voit pas clair en plein midi .... Eh bien ! sois honnête , ma fille , fais - en la farce ... sels honnête 1 dit le Chourineur . Honnête ! mon Dieu ! et avec quoi donc veux - tu que je sois honnête ? Les habits que je porte appartiennent à l' Ogresse ; jo lui dois pour mon garni et pour ma nourriture , .. ; je ne puis pas bouger d' ici ... , elle me ferait arrêter comme voleuse .... Je lui appartiens .... 11 faut QUE JJE M' ACQUITTE ..... En prononçant ces dernières et horribles paroles , la malheureuse ne put s' empêcher de frissonner . Alors , reste comme tu es , et ne te compare plus à une campagnarde , dit le Chourineur .— Est - ce que , tu deviens folle ? Mais songe donc que loi tu brilles dans la capitale , tandis que la laitière s' en va faire la bouillie à ses moutards , traire ses vaches , chercher de l' herbe pour seS lapins , et recevoir une fâcléé de son mari quand il sort du cabaret . En voilà une de destinée qui peut se vanter d' être .... flatteuse ! A boire , Chourinour , dit brusquement Fleur - de- Marie après un assez long silence ; et elle tendit son verre ; non , pas de vin , de l' eau - de - vie ... c' est plus fort , — dit - elle de sa voix douce , en écartant le broc de vin que le Chourineur approchait de son verre . —De l' eau - de - vie ! à la bonne heure ! voilà comme je t' aime , ma fille , t' es crâne ! dit cet homme , sans comprendre le mouvement de la jeune fille et sans remarquer une larme qui vint trembler au bout des cils de la Goualeusô . C' est dommage que l' eau - de - vie soit si mauvaise à boire ... , car ca étourdit bien ... —dit Fleur - de - Marie en mettant son verre sur la table , après avoir bu avec autant de répugnance qus de dégoût . Rodolphe avait écouté ce récit d' une triste naïveté avec un intérêt croissant . La misère , l' abandon , jdus que ses mauvais penchans , avaient perdu celte misérable jeune fille . EUGÈNE SUE . ( la suite à demain . )
( i ) Dans le corbillard dû cocher des merls .